— À quel propos ?
— Felix Sousa, bien sûr. Je me suis rappelé qu’il avait écrit un article avec Klimus il y a quelques années pour Science, sur les technologies de reproduction humaine. Et en pensant à ça, j’ai repensé à l’attitude de Condor Health Insurance, tu te souviens, qui incite les femmes à avorter en cas d’imperfection du fœtus. (Il marqua un instant de pause.) Si je n’avais pas déjà les premiers symptômes de Huntington, je résilierais ma police en signe de protestation.
— Je suis désolée, dit Molly, compatissante.
— Et cette réponse ridicule qu’ils m’ont envoyée… Ce torchon paternaliste de je ne sais quel larbin de leur département des relations publiques… Une vraie fin de non-recevoir.
Molly but une gorgée de café.
— Il y a une autre manière de les obliger à t’écouter. Achète des actions de leur compagnie. En tant qu’actionnaire, ils feront attention à toi, car tu auras le droit d’assister à leurs assemblées et d’y prendre la parole. J’ai suivi un cours d’éthique à l’université, et c’est le prof qui nous a dit ça.
— Mais je ne veux pas apporter mon soutien à une compagnie comme ça.
— Tu n’es pas obligé d’investir beaucoup.
— Une seule action suffirait ?
Elle se mit à rire.
— Je vois que tu n’as pas l’habitude de jouer à la Bourse. En général, les actions se négocient par multiples de cent.
— Oh !
— Tu n’as pas d’agent de change, je suppose ?
Il secoua la tête.
— Tu peux passer par le mien. Demande Laurie Lee, au cabinet Davis Adair. Elle t’expliquera tout ça mieux que moi.
Il lui jeta un regard perplexe.
— Tu crois vraiment que ça servirait à quelque chose ?
— Bien sûr. Tu auras plus de poids.
— Ça coûte combien, cent actions ?
— Bonne question, fit Molly.
Elle se dirigea vers leur petit bureau. Pierre la suivit, en se tenant soigneusement à la rampe pour grimper les quelques marches. Sur la table, il y avait un ordinateur Dell Pentium. Elle l’alluma, se connecta à CompuServe, fit défiler quelques menus et lui montra l’écran.
— À la clôture, aujourd’hui, Condor valait onze dollars trois huitièmes.
— Ça veut dire que cent parts me reviendraient à… onze cents dollars et… et…
— Mille cent trente-sept dollars et cinquante cents, plus la commission.
— C’est une belle somme, quand même.
Elle hocha la tête.
— Si l’on veut, mais tu peux les revendre à n’importe quel moment. Tu ne risques pas de perdre grand-chose. En fait… (Elle pianota sur le clavier et lui montra un tableau qui venait d’apparaître à l’écran.) Regarde. Elles n’ont pas cessé de prendre de la valeur, depuis un an. Elles étaient seulement à huit sept huitièmes l’année dernière.
Pierre prit un air impressionné.
— On fera même peut-être un bénéfice quand tu les revendras, dit-elle. En attendant, Condor t’écoutera un peu plus.
Pierre hocha lentement la tête.
— D’accord, dit-il finalement. Dis-moi ce que je dois faire.
Elle décrocha le téléphone.
— Pour commencer, on appelle mon agent de change.
Pierre indiqua l’horloge.
— Il est trop tard, elle ne sera pas là.
Elle eut un sourire indulgent.
— Il est vingt heures ici, mais midi à Tokyo. Laurie a des tas de clients qui adorent jouer au Nikkei. Elle est peut-être encore là.
Elle cliqua sur le bouton de numérotation directe. Visiblement, elle était très à l’aise. Elle lui avait parlé de ses investissements, mais Pierre ne s’était jamais douté qu’elle s’y connaissait autant.
— Bonjour, dit-elle dans le combiné. Laurie Lee, s’il vous plaît. (Un temps d’attente, puis :) Laurie, salut, c’est Molly Bond. Très bien, merci. Non, non, pas pour moi. Pour mon mari. Je lui ai dit que vous étiez la meilleure dans la profession. (Elle rit.) Vous pouvez vous occuper de lui ? Merci. Il s’appelle Pierre Tardivel. Je vous le passe.
Pierre mit l’écouteur à son oreille.
— Bonjour, Mrs Lee.
Elle avait une voix haut perchée, mais pas criarde.
— Bonjour, Pierre. Que puis-je faire pour vous ?
— Je voudrais ouvrir un compte, pour acheter des actions.
— Parfait. Je vais d’abord vous demander de répondre à quelques questions.
Elle l’interrogea sur son employeur, puis lui demanda son numéro de Sécurité sociale (pour lequel Pierre dut consulter sa carte dans son portefeuille, car il ne l’avait pas depuis longtemps).
— Très bien, fit Laurie. Vous voulez passer un ordre dès maintenant ?
Il déglutit.
— Oui. Cent actions de Condor Health Insurance, s’il vous plaît.
— Elles sont à la Bourse de Californie. Je ne pourrai exécuter l’ordre que demain matin. Mais dès l’ouverture, je vous prendrai cent CHI, catégorie B.
Pierre l’entendit taper sur un clavier.
— C’est un excellent choix, Pierre, reprit Laurie Lee. Cette compagnie s’est très bien comportée ces derniers temps. Mieux que la moyenne de ses concurrents. Je vous envoie confirmation de l’achat par courrier.
Pierre la remercia et raccrocha. Il se sentait l’âme d’un vrai boursicoteur.
Trois semaines plus tard, alors qu’il travaillait dans son labo, le téléphone sonna. Il alla décrocher.
— Allô ?
— Salut, Pierre, ici Helen Kawabata, du SFPD.
— Helen ! Je me demandais ce que vous deveniez.
— Désolée, mais il y a eu du boulot avec cette affaire de tueur en série. Quoi qu’il en soit, j’ai réuni les échantillons de tissus que vous m’avez demandés.
— Merci ! Il y en a combien ?
— Cent dix-sept.
— Génial !
— Ils ne viennent pas tous de San Francisco. Mon labo travaille aussi, sur demande, avec d’autres villes des environs. Et certains prélèvements sont assez anciens.
— Mais il s’agit uniquement d’assassinats non élucidés ?
— Tout à fait.
— C’est magnifique, Helen. Je ne sais comment vous remercier. Quand puis-je venir les chercher ?
— Oh ! Quand vous voudrez.
— Alors, j’arrive.
Il alla chercher les tissus, les apporta au LBNL, et les confia à Shari Cohen et à cinq étudiants de troisième cycle. Il y en avait toujours qui traînaient par là. Ils reproduiraient l’ADN des échantillons par ACP, puis les soumettraient à des tests pour rechercher la présence de trente-cinq maladies génétiques spécifiées par Pierre.
Ce soir-là, en quittant le bâtiment 74, il croisa Klimus dans un couloir. Il répondit au bref bonsoir du vieillard par un Guten Abend prononcé à mi-voix, mais Klimus ne sembla pas entendre.
En attendant que les étudiants lui remettent les résultats de leurs travaux sur les prélèvements fournis par Helen Kawabata, Pierre recensa toutes les cytosines du segment d’ADN de Molly contenant le code du neurotransmetteur associé à la télépathie. Puis il traita les nombres de long en large à la recherche de séquences significatives. Il voulait percer le code hypothétique représenté par la méthylation des cytosines, et il ne voyait pas quelle séquence, pour ce travail, pourrait être plus intéressante que celle du chromosome 13 de Molly.
Finalement, il obtint un résultat.
C’était totalement incroyable. Mais s’il pouvait le vérifier, le prouver empiriquement…
Cela changerait tout.
D’après le modèle qu’il venait d’obtenir, les états de méthylation des cytosines pouvaient fournir une somme de contrôle, c’est-à-dire un test mathématique indiquant si une séquence d’ADN avait été correctement copiée. Dans certaines parties du brin d’ADN, il y avait une tolérance aux erreurs (qui, de toute manière, avaient tendance à corrompre l’ADN et à le rendre inutilisable), mais il n’y en avait aucune dans d’autres parties, notamment dans celle qui contenait la mutation liée à la télépathie. Là, une sorte de mécanisme de correction enzymatique intervenait dès le début de la copie, et aucune erreur n’était permise. La somme de contrôle de la méthylation des cytosines jouait pratiquement le rôle de gardien. Le code synthétisant le neurotransmetteur spécial était bien là, mais sous forme désactivée, et presque toutes les tentatives pour le réactiver étaient neutralisées la première fois que l’ADN était copié.
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