Oui, songea-t-il. Ce séjour s’annonçait bien long.
Il réussit à monter les deux valises jusqu’à la maison tandis que Molly l’observait avec compassion. Ils avaient eu quelque inquiétude à cause de ce perron quand ils avaient acheté la maison. Aujourd’hui, en le voyant peiner, Molly avait une idée du calvaire qui attendait son mari. Mais la porte de derrière donnait de plain-pied dans le jardin, et il finirait par en faire son entrée principale.
Quand les valises furent à l’intérieur, la mère et la sœur de Molly se laissèrent tomber, épuisées, dans les fauteuils du living.
— C’est sympa, ici, dit Jessica en regardant autour d’elle.
Molly sourit. Oui, c’était sympa. En matière de décoration, Pierre était franchement nul. Elle frémissait rien qu’au souvenir de ce sofa vert et orange qu’il avait eu chez lui. Mais elle avait un goût très sûr. Elle avait même enseigné, une année, la psychologie de l’esthétique. Ils avaient entièrement meublé leur living dans des tons de bois blond, avec quelques touches de vert malachite.
— Je vais chercher Amanda chez la voisine, déclara Molly. Pierre, tu pourrais servir à boire à maman et à Jessica, pendant ce temps.
Pierre hocha la tête et se dirigea vers la cuisine. Molly sortit dans le crépuscule, appréciant le fait d’être seule un instant. Il avait été plus facile pour elle de renouer avec sa mère et sa sœur par correspondance ou par téléphone. Maintenant qu’elles étaient là, il lui fallait affronter, de nouveau, leurs pensées. Sa mère la désapprouvait d’avoir quitté le Minnesota. Elle avait des doutes sur les liens qui l’unissaient à son mari, un étranger. Elle avait mille petites critiques à lui adresser sur la manière dont elle s’habillait, sur les trois kilos dont elle n’avait pas réussi à se débarrasser après sa grossesse et sur une foule d’autres détails.
Jessica, quant à elle, était toujours aussi superficielle, et elle avait eu une manière outrageuse, à l’aéroport, d’aguicher Pierre.
Elle n’aurait jamais dû les faire venir, c’était certain. Il allait falloir les tenir le plus possible hors de sa zone pendant leur séjour. Elle devait essayer de ne pas entendre leurs pensées, et se rappeler, surtout, qu’elles avaient, comme Amanda, le même sang qu’elle dans les veines.
Elle sonna à la porte de la maison voisine.
— Bonsoir, Molly lui dit Mrs Bailey. Vous venez chercher votre petit ange ?
Molly sourit. Mrs Bailey était une veuve de soixante-cinq ans à la vue basse. Elle se faisait toujours une fête de garder Amanda, adorait prendre le bébé dans ses bras pour lui chanter – horriblement faux mais avec enthousiasme – des berceuses et de vieilles rengaines. Molly entra et Mrs Bailey alla chercher Amanda, qui dormait sur son canapé. Amanda ouvrit aussitôt les yeux et sourit en voyant sa mère.
— Merci beaucoup, Mrs Bailey, fit Molly.
— C’est toujours un plaisir, ma chère petite.
Serrant sa fille contre son cœur, Molly grimpa les marches du perron et entra par la porte principale.
L’arrivée du bébé suscita des cris d’admiration. Pierre, qui aurait voulu aussi voir sa fille, se rendit compte qu’il n’aurait aucune chance face aux trois femmes. Il se laissa aller en arrière dans son fauteuil en souriant.
— Ooh ! fit Jessica en se penchant pour voir le bébé dans les bras de Molly. La jolie petite poupée !
Sa mère se pencha elle aussi en disant :
— Elle est superbe !
Elle agita le doigt devant Amanda, qui roucoula de plaisir.
Molly sentit les battements de son cœur qui s’accéléraient. La colère monta subitement en elle. Elle s’éloigna avec son bébé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda sa sœur.
— Rien du tout, répliqua Molly d’un ton trop brusque.
Elle se tourna vers elle et eut un sourire forcé en ajoutant d’une voix radoucie :
— Elle était en train de dormir chez la voisine. Je ne veux pas qu’elle s’excite.
Elle se dirigea vers l’escalier qui montait aux chambres, vit du coin de l’œil que Pierre essayait de capter son regard, mais continua sans se retourner.
Une vraie petite merde , avait pensé Jessica.
Mon Dieu ce qu’elle est laide ! avait pensé sa mère.
Dans la chambre, Molly donna libre cours à sa colère. Tremblante, elle s’assit au bord du lit pour bercer tendrement sa jolie petite fille.
Trois mois passèrent. On était maintenant à la mi-décembre.
Amanda, dans son berceau à l’autre bout de la chambre, se mit à pleurer peu après trois heures du matin. Le bruit réveilla ses parents. Molly alla s’asseoir dans le fauteuil devant la fenêtre, dans le clair de lune, pour donner le sein à sa fille. Pierre aurait eu du mal à imaginer un plus beau spectacle.
Son poignet gauche commença à s’agiter.
Molly remit Amanda dans son berceau, l’embrassa sur le front et se recoucha. Pierre entendit bientôt le bruit de sa respiration régulière. Elle dormait. Il avait les yeux ouverts. Avec sa main droite, il essaya d’arrêter le mouvement de son poignet gauche, mais la droite se mit à bouger elle aussi.
Il repensa à la réunion du groupe d’entraide des malades atteints de Huntington à San Francisco. Tous ces gens qui remuaient, s’agitaient, dansaient continuellement. Tous ces gens comme lui. Ces malheureux…
Quelqu’un de chez vous est venu donner une conférence ici il y a deux ans. Un grand type chauve. Je ne me rappelle pas son nom, mais je sais qu’il a eu le prix Nobel.
Burian Klimus s’était adressé à ce groupe, et…
Bordel de merde ! Putain de bordel de Dieu !
Avi Meyer n’en avait pas encore la preuve, et il ne l’aurait peut-être jamais, un demi-siècle après les événements, mais Klimus était sans doute un ancien nazi.
Ce qui signifiait qu’il était peut-être en cheville avec le mouvement néonazi local…
Les néonazis étaient très probablement responsables de la tentative de meurtre sur sa personne, de l’assassinat par balle de Bryan Proctor et aussi, étant donné la similitude de l’arme employée, du meurtre de Joan Dawson.
Klimus avait fait une conférence devant le groupe d’entraide de la maladie de Huntington. Il avait très bien pu rencontrer à cette occasion les trois personnes assassinées qui en faisaient partie.
Il travaillait avec Joan. Il avait dû s’apercevoir de son début de cataracte.
Et il savait que Pierre avait une maladie génétique. Il le lui avait dit lui-même pour lui expliquer qu’il ne voulait pas donner son sperme.
Eugénisme volontaire. Je suis d’accord , avait-il dit à Pierre.
Klimus essayait-il d’améliorer le patrimoine génétique de la race en éliminant les gens atteints de Huntington, et peut-être au passage un diabétique ou deux ?
Non, tout ça n’avait aucun sens.
Joan Dawson était ménopausée depuis longtemps quand elle avait été assassinée. Elle avait eu une fille, mais elle n’était plus en mesure d’apporter sa contribution au patrimoine génétique.
Et Klimus savait que Pierre se refusait à engendrer.
Si ce n’était pas de l’eugénisme, c’était quoi, alors ?
Une image lui revint à l’esprit, tirée du passé, début des années quatre-vingt. Un dessin en première page du journal Le Devoir .
Douze bébés morts.
Ce n’était pas de l’eugénisme.
C’était un acte de miséricorde, tout au moins dans la tête de celui qui avait fait ça.
Après tout, la même pensée était venue mille fois à l’esprit de Pierre, involontaire, injuste et répugnante, mais néanmoins présente. Tous ces malades atteints de la chorée de Huntington auraient été mieux morts que vivants. Et on pouvait dire la même chose d’une femme qui vivait seule et allait bientôt perdre la vue.
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