Amanda pouvait très bien avoir reçu, selon les lois du hasard, le chromosome 13 non décalé de sa mère, mais il se pouvait aussi que…
Il se pouvait qu’aucun des œufs de Molly n’ait contenu l’ADN décalé. Il s’était peut-être corrigé de lui-même, comme dans la réplication ACP.
De toute évidence, le déphasage ne se corrigeait pas systématiquement – Molly en était la preuve vivante. Pierre avait maintenant besoin de savoir si cette correction était présente dans les œufs non fécondés de Molly, ou si elle s’était faite après la fécondation et le début de la division cellulaire.
Grâce au traitement hormonal pré-FIV, Molly avait amené à maturité en un seul cycle un grand nombre d’ovules. Gwendolyn Bacon en avait extrait quinze, mais elle avait dit à Klimus de n’en féconder que la moitié. Ce qui signifiait que sept ou huit ovules non fécondés se trouvaient encore dans le bâtiment 74.
Après avoir téléphoné à Molly pour avoir sa permission, Pierre quitta son labo et se rendit dans la petite salle d’opération où les œufs de Molly avaient été extraits, un peu plus d’une année plus tôt. Il connaissait un laborantin qui y travaillait. C’était un fan des San Jose Sharks, et ils discutaient souvent de hockey. Pierre n’eut aucun mal à obtenir qu’il aille lui chercher les œufs de Molly. Il y en avait encore sept au congélateur.
Naturellement, les sept œufs pouvaient tous avoir le même chromosome 13 maternel, mais c’était peu probable. Comme d’avoir sept garçons dans une famille. 50% x 50% x 50% x 50% x 50% x 50% x 50%, cela faisait 0,078% de chances. Un taux extrêmement faible.
Et pourtant, c’était apparemment ce qui s’était passé. Aucun des œufs ne contenait la mutation déphasante.
À moins que…
Les deux chromosomes 13 de Molly différaient sur d’autres points, naturellement. Il entreprit de tester ces autres points sur les chromosomes extraits des ovules, et…
Non. Les œufs n’avaient pas tous le même chromosome 13.
Quatre avaient reçu l’un des chromosomes 13 de Molly, celui qui, chez elle, comportait la mutation.
Et pourtant, chose incroyable, le décalage s’était corrigé dans tous les œufs !
Un mois plus tard, Pierre et Molly se rendirent à l’aéroport international de San Francisco. Il allait faire enfin la connaissance de sa belle-mère et de sa belle-sœur. Amanda serait baptisée le lendemain, bien que les Bond ne fussent pas catholiques. La mère de Molly avait insisté pour assister au moins à cela.
— Les voilà ! s’écria Molly en indiquant un océan de personnes qui se bousculaient avec leurs bagages et leurs chariots.
Pierre avait vu Barbara et Jessica Bond en photo, mais aucun des visages de cette foule ne semblait correspondre. Cependant, il y avait deux femmes, dans le fond, qui faisaient de grands gestes dans leur direction, le sourire aux lèvres. Elles jouaient des coudes pour gagner l’étroit portique par où la foule s’écoulait lentement. Dès que ce fut possible, Molly courut vers elles et serra sa mère dans ses bras. Au bout d’un moment, elle fit de même avec sa sœur.
— Je vous présente Pierre, leur dit-elle.
Il y eut un instant de flottement. Puis Mrs Bond s’avança et l’embrassa sur les deux joues.
— Je suis ravie de vous connaître enfin, dit-elle avec un rien de dépit dans la voix.
Elle n’avait pas encore digéré le fait de n’avoir pas été invitée à leur mariage.
— Tout le plaisir est pour moi, lui répondit Pierre.
— Hé ! s’écria Jessica d’une voix taquine, peut-être pour désamorcer la tension naissante. Tu nous as dit qu’il était canadien français, mais pas qu’il avait un accent sexy comme ça !
Molly eut un rire mutin que Pierre entendait pour la première fois. Jessica et elle, soudain, étaient redevenues des adolescentes.
— Trouve-toi ton propre immigré, dit-elle à sa sœur. Chéri, ajouta-t-elle en se tournant vers Pierre, je te présente Jessica.
Cette dernière lui tendit la main, la paume vers le bas.
— Enchantée , dit-elle en français.
Pierre entra dans son jeu et se courba pour lui faire un baisemain.
— C’est moi qui suis enchanté, mademoiselle , répondit-il dans la même langue.
Jessica gloussa de plaisir. C’était vraiment une fille superbe ! Molly lui avait dit qu’elle avait été mannequin, et il comprenait maintenant pourquoi. Elle ressemblait à sa sœur en plus grand et plus déluré. Son maquillage était impeccable : eye-liner noir, un rien de fond de teint et du rouge à lèvres rose. Molly se tenait juste à côté de lui. Il ressentit une angoisse passagère, qui disparut lorsqu’il s’avisa qu’il venait de penser tout cela en français.
— La voiture est garée un peu loin, dit-il.
Les valises des deux femmes n’étaient pas très grosses. Quelques mois plus tôt, il en aurait pris une dans chaque main, et le tour aurait été joué. Mais son état s’aggravait chaque jour, bien que très progressivement, et il aurait pu les lâcher par mégarde. Son pied bougeait, mais il espérait que cela passerait pour un trépignement d’impatience, ou de nervosité.
À quelques mètres de là, un gros type faisait son numéro de macho en repoussant le chariot que sa femme avait trouvé pour porter tout seul sa Samsonite grand modèle. Il se précipita pour prendre le chariot et y posa les deux valises. Il n’aurait aucun problème pour le pousser. Et même, cela l’aiderait à ne pas trembler en allant chercher la voiture.
— Le vol a été agréable ? demanda-t-il.
— Comme peut l’être un vol, répondit Jessica.
Il sourit. Il était de son avis. Passer des heures dans une boîte de conserve volante, ce n’était pas non plus son truc.
— Où est Amanda ? demanda Barbara, jouant son rôle de jeune grand-mère désireuse de voir son premier petit-enfant.
— Je l’ai confiée à une voisine, dit Molly. Nous avons pensé que tout ça (elle fit un geste englobant la foule et le remue-ménage des abords de l’aéroport) serait trop pour elle.
— J’aurais pu la garder moi-même, si j’habitais là, dit Barbara.
Pierre s’autorisa un léger soupir, qui passa inaperçu au milieu du brouhaha ambiant. Sa belle-mère n’allait pas facilement pardonner à Molly de l’avoir exclue de cette partie de sa vie. Son séjour serait bref, mais il y avait de fortes chances pour qu’il leur paraisse bien long.
Dès qu’ils furent à l’air libre, Jessica sortit de son sac un paquet de Virginia Slims et en alluma une. Pierre manœuvra aussitôt pour ne pas recevoir la fumée sur la figure. Soudain, il la trouvait beaucoup moins attirante.
Molly ouvrit la bouche comme pour faire un reproche à sa sœur, puis parut se raviser. Sa mère, captant son expression, haussa les épaules en disant :
— Je lui ai répété mille fois de cesser de fumer, mais c’est comme si on parlait à un mur.
Comme par défi, Jessica tira longuement sur sa cigarette. Ils n’étaient pas encore arrivés au parking.
— C’est la première fois que vous venez en Californie ? demanda Pierre pour détendre l’atmosphère.
— Disney World, quand j’étais gamine, fit Jessica.
— Disneyland, rectifia Molly, jouant le rôle de la grande sœur. Disney World, c’est en Floride.
— Enfin, bref, je suis sûre qu’ils n’ont pas oublié, là-bas, le jour où tu as dégobillé dans la tasse à thé du chapelier fou, lança Jessica en regardant Pierre avec de grands yeux ronds. Ça me dépasse, ça, qu’on puisse avoir le mal de l’air dans une tasse à thé, ajouta-t-elle.
Pierre repéra sa voiture.
— Elle est là-bas, indiqua-t-il d’un signe de tête tout en poussant le chariot.
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