— Le revers de la médaille, c’est que, si tu étais sûr de ne pas l’avoir, tu pourrais enfin dormir sur tes deux oreilles.
— Tu fais bien de parler de l’autre côté de la médaille. Ça se joue réellement à pile ou face. Mais ne crois pas que je serais tranquille pour autant. Dix pour cent de ceux qui passent le test et ont des résultats négatifs finissent par avoir de sérieux problèmes psychologiques.
— Je ne vois pas pourquoi.
Il détourna la tête.
— Les gens à risque comme moi partent du principe que leur vie sera peut-être brève. Nous renonçons souvent à beaucoup de choses à cause de ça. Avant toi, je n’avais pas eu de liaison avec une fille depuis neuf ans. Et, pour être honnête, je ne pensais pas en avoir de sitôt.
Molly hocha la tête, comme si un mystère venait d’être finalement résolu.
— C’est la raison pour laquelle tu te tues au travail, dit-elle.
Pierre hocha la tête à son tour.
— Mais quand on a fait tous ces sacrifices et qu’on s’aperçoit qu’ils n’étaient pas indispensables, les regrets peuvent être trop lourds à supporter. C’est pourquoi il y en a parmi nous qui se suicident quand ils apprennent qu’ils n’ont pas la maladie. (Il demeura un bon moment silencieux.) À présent, cependant, à présent… je ne suis plus le seul concerné. Peut-être que je vais me résoudre à passer le test.
Elle tendit la main pour lui caresser la joue.
— Non, Pierre. Je ne veux pas que tu le fasses pour moi. Si tu dois passer ce test un jour, il faut que ce soit pour toi. Je parlais sérieusement, tu sais. Je veux qu’on se marie. Si tu as la maladie, on avisera le moment venu. Ma proposition n’est pas liée à ce test.
Pierre battit des paupières. Il était au bord des larmes.
— J’ai de la chance de t’avoir trouvée.
Elle sourit.
— Je peux te retourner le compliment.
Ils restèrent longtemps serrés l’un contre l’autre. Puis Pierre murmura :
— Je vais peut-être le passer, ce test, après tout. J’ai suivi ton conseil. J’ai contacté les assurances Condor il y a une quinzaine de jours, mais je n’ai pas pu signer de contrat.
— Tu n’es toujours pas assuré ?
Il secoua la tête.
— Pour le moment, ils me refusent à cause de mes antécédents familiaux. Mais dans deux mois, le 1 erjanvier, une nouvelle loi va entrer en vigueur en Californie. Elle n’empêche pas les compagnies d’assurances d’utiliser les informations qu’elles possèdent sur les antécédents familiaux, mais elle leur interdit d’utiliser les résultats des tests génétiques, et ledeuxième point prime sur le premier. Si je passe le test, quels qu’en soient les résultats, ils sont obligés de m’assurer. Ils ne peuvent même pas augmenter le montant de ma cotisation ; tant que je ne présente aucun symptôme.
Molly ne répondit pas. Elle réfléchissait à ce qu’il venait de dire.
— Je parlais sérieusement tout à l’heure, murmura-t-elle au bout d’un moment. Je ne veux pas que tu passes le test à cause de moi. Et si tu ne peux pas t’assurer ici, nous pouvons toujours aller nous installer au Canada, non ?
— Je… suppose que oui. Mais je n’ai pas envie de quitter le LBL. C’est la chance de ma vie.
— Il y a trente millions d’Américains qui n’ont pas d’assurance santé. Ils se débrouillent…
— Non, non, c’est une chose de prendre le risque d’épouser quelqu’un qui est susceptible de tomber gravement malade, et une autre de risquer, par-dessus le marché, d’être ruiné financièrement. Il faut que je passe ce test.
— Si tu penses que c’est mieux, d’accord. Mais je suis prête à t’épouser quel que soit ton choix.
— Ne dis pas ça maintenant. Attends d’avoir les résultats.
— Ça va prendre combien de temps ?
— Normalement, les labos exigent que l’on suive une thérapie pendant des mois avant de passer le test. Mais…
— Oui ?
— La procédure est très simple. Je peux le faire moi-même au labo.
— Tu n’es pas obligé de précipiter les choses.
Il haussa les épaules.
— Ce n’est pas à cause de toi que je dois faire vite, mais à cause de la compagnie d’assurances. (Il ne dit rien pendant quelques instants.) Ça ira, tu verras, murmura-t-il finalement.Il est grand temps que je sache à quoi m’en tenir.
— Explique-moi comment ça marche exactement, demanda Molly assise sur un tabouret dans le labo de Pierre.
C’était samedi, et il était dix heures du matin.
— Voilà, fit Pierre en hochant la tête. Jeudi dernier, j’ai prélevé un échantillon de mon ADN à partir d’une goutte de sang. J’ai isolé mes deux exemplaires du chromosome 4, découpé certains segments à l’aide d’enzymes spéciales et pris des images radioactives de ces segments. Il faut quelque temps pour les développer, mais je pense qu’elles doivent être prêtes. Nous allons pouvoir vérifier ce que dit mon code génétique au niveau du gène spécifique associé à la maladie de Huntington. Ce gène contient une région dite IT 15 – Interesting Transcript n° 15 –, baptisée ainsi à une époque où personne ne savait à quoi elle servait.
— Si tu as l’IT 15, ça signifie que tu as la maladie ?
— Ce n’est pas si simple. Tout le monde a l’IT 15. Comme dans tous les gènes, la fonction de cette région est de coder pour la synthèse d’une certaine molécule de protéine. Celle que fabrique l’IT 15 a récemment reçu le nom de huntingtine .
— Alors, si tout le monde a l’IT 15 et si tout le monde produit la huntingtine, qu’est-ce qui fait que l’on a ou non la maladie ?
— Les gens qui en sont atteints ont une variété mutante d’IT 15 qui leur fait produire un excédent de huntingtine.
Cette substance est vitale dans l’organisation du système nerveux au cours des premières semaines de développement de l’embryon. À un moment, sa production doit cesser. Mais chez les sujets atteints de la chorée de Huntington, elle continue, ce qui occasionne des dégâts dans le cerveau en cours de développement. Dans les deux variétés d’IT 15, la normale et la mutante, on trouve une série de triplets nucléotidiques répétitifs : cytosine-adénine-guanine ou CAG, plusieurs fois de suite. Dans le code génétique, chaque trinucléotide est spécialisé dans la production d’un aminoacide particulier, et les aminoacides sont les briques à partir desquelles se construisent les protéines, CAG est l’un des codes servant à la fabrication d’un acide aminé appelé glutamine. Chez les individus sains, l’IT 15 comprend entre onze et trente-huit répétitions de ce triplet CAG. Mais chez les sujets atteints de la chorée de Huntington, il y en a entre quarante-deux et une centaine.
— Je vois, murmura Molly. Il faut donc examiner chacun de tes chromosomes 4 pour voir où commencent et où finissent tes séries de triplets CAG. Il suffit de compter le nombre de répétitions. C’est ça ?
— Exactement.
— Et tu es sûr de vouloir aller jusqu’au bout ?
— Oui, dit-il en hochant la tête.
— Alors, faisons-le.
Ils se mirent au travail. C’était une tâche fastidieuse, qui consistait à examiner avec soin les autoradiographies où les nucléotides étaient représentés par des lignes fines. Pierre avait à la main un marqueur à pointe de feutre pour indiquer chaque triplet CAG. Molly comptabilisait les répétitions sur une feuille de papier séparée.
En l’absence d’échantillons sanguins de sa mère et de Henry Spade, il n’était pas facile de dire lequel de ses chromosomes 4 venait du père. Il était donc obligé de les vérifier tous les deux. Sur le premier, la chaîne de triplets CAG prit fin après dix-sept répétitions.
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