Quand on écrivait une formule génétique, par exemple le CAG répétitif dans la séquence pathologique de Pierre, le C pouvait donc aussi bien représenter la cytosine normale que la cytosine méthylée, appelée 5-méthylcytosine. Les généticiens ne prêtaient pas attention à la différence. Les deux formes synthétisaient exactement la même protéine.
Dans son article de Scientific American , cependant, Robin Holliday exposait une découverte intéressante. Presque toujours, lorsque la cytosine subit la méthylation, la base qui est sa voisine sur le brin d’ADN est la guanine, sous la forme d’un doublet CG.
Mais la présence de C et G côte à côte sur un brin d’un côté de l’ADN signifie que l’association G et C se retrouvera également de l’autre côté. La cytosine, en effet, se lie toujours à la guanine, et inversement.
Dans son article, Holliday suggérait l’existence d’une enzyme hypothétique qu’il baptisait « méthylase d’entretien ». Elle était censée lier un groupement méthyle avec une cytosine adjacente à une guanine, mais seulement dans le cas où le doublet correspondant de l’autre côté était déjà méthylé.
Tout cela était purement hypothétique. La méthylase d’entretien n’existait peut-être pas.
Mais si elle existait…
Il regarda sa montre. C’était presque l’heure de la fermeture. Il photocopia l’article, rendit le magazine à Pablo et rentra chez lui.
Cette nuit-là, il rêva de Stockholm.
— Bonjour, Shari, dit-il en entrant dans le labo.
Elle portait un chemisier beige sous un tailleur bordeaux. Elle avait récemment fait couper ses longs cheveux noirs, et sa coiffure était maintenant un peu plus au goût du jour, avec une raie sur le côté et un dégradé en pointe sur la nuque. Comme Pierre, elle s’absorbait dans son travail pour oublier ses déboires sentimentaux.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en brandissant une autoradiographie.
Elle l’avait trouvée en rangeant un peu le labo, qui aurait été une véritable porcherie si elle ne s’astreignait pas de temps en temps à y faire un peu de ménage.
Pierre jeta un coup d’œil à la pellicule. D’une voix qu’il voulait désinvolte, il murmura :
— Ce n’est rien. Tu peux le jeter.
— Je ne sais pas à qui est cet ADN, mais c’est celui de quelqu’un qui est porteur du gène de la maladie de Huntington, dit-elle sur un ton parfaitement neutre.
— C’est un vieux film.
— Il s’agit de toi, n’est-ce pas ?
Haussant les épaules, il renonça à mentir davantage.
— Je croyais l’avoir jeté.
— Je suis désolée pour toi, Pierre. Sincèrement, je suis navrée.
— Ne le dis à personne.
— Bien sûr que non. Il y a longtemps que tu es au courant ?
— Quelques semaines.
— Et Molly, elle prend ça comment ?
— Nous avons… rompu.
— Oh !
Elle mit la bande dans la poubelle du labo. Pierre haussa de nouveau les épaules.
Ils se regardèrent durant quelques instants. Les pensées de Pierre prirent un tour analogue à celui qu’auraient pris celles de n’importe quel mâle à sa place, supposait-il. Il se dit qu’entre Shari et lui il aurait pu y avoir quelque chose. Ils étaient tous les deux porteurs de gènes défectueux. Il avait trente-deux ans, et elle vingt-six. La différence n’était pas énorme. Mais il y avait aussi des gouffres entre eux. Et il ne voyait rien dans son expression qui pût indiquer qu’elle partageait des pensées de ce genre.
Il y a des gouffres qu’on ne franchit pas si facilement que ça.
— Je préfère qu’on n’en parle plus, dit-il. Il y a… un article que j’aimerais te faire lire. Je l’ai trouvé hier à la bibliothèque.
Shari semblait vouloir continuer à lui parler de son Huntington, mais elle hocha la tête et se contenta de prendre un tabouret pour s’asseoir face à lui.
Il lui résuma la théorie exposée dans Scientific American sur les deux variétés de cytosine, la normale et la 5-méthylcytosine. Il lui parla de l’hypothétique enzyme capable de transformer la première en la seconde, mais seulement si le doublet CG symétrique était déjà méthylé.
— Ce ne sont que des suppositions, murmura-t-elle. Il n’est pas prouvé que cette enzyme existe.
— Je sais. Mais supposons qu’elle existe. Que se passe-t-il lorsque l’ADN se reproduit ? L’échelle se dédouble en son milieu. Elle forme deux brins. Le premier contient tous les composants du côté gauche des paires de bases, disons quelque chose dans ce genre…
Il écrivit sur le tableau noir qui couvrait la plus grande partie d’un mur :
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
— Tu vois ce doublet CG ? Bon, disons que sa cytosine est méthylée.
Il repassa la craie sur les deux lettres, de manière à les faire ressortir :
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
— Comme tu le sais, dans la reproduction de l’ADN, les nucléotides libres se fixent aux endroits appropriés de chaque brin, ce qui signifie que le côté droit de celui qui nous intéresse aura cet aspect :
Il écrivit la séquence complémentaire au-dessous de la première.
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
Côté droit : A-G-T-G-C-A
— Tu saisis ? La paire de gauche C-G tombe juste à la hauteur de la paire de droite G-C. (Il s’interrompit, attendant que Shari signifie son approbation d’un mouvement de tête.) C’est là, reprit-il, que la méthylase d’entretien intervient. Voyant qu’il n’y a pas de parité entre les deux côtés du brin, elle ajoute un groupe méthylé au côté droit.
Il repassa la craie sur la paire G-C de manière à la mettre également en relief :
Côté gauche : T-C-A-C-G-T
Côté droit : A-G-T-G-C-A
— En même temps, l’autre moitié du brin initial se remplit de nucléotides libres. Mais la méthylase d’entretien est censée faire exactement la même chose que lui, en reproduisant des deux côtés la méthylation des cytosines, à condition qu’elle soit présente à l’origine sur un côté.
Il se frotta les mains pour se débarrasser de la poussière de craie.
— Et voilà ! En postulant l’existence d’une seule enzyme, on aboutit à un mécanisme de préservation de l’état de méthylation des cytosines d’une génération de cellules à l’autre.
— Et alors ?
— Et alors, songe un peu à nos travaux sur les codons synonymes.
Il fit un geste vague en direction du tableau mural intitulé : LE CODE GÉNÉTIQUE.
— Oui ?
— Cela veut dire qu’il existe peut-être un niveau supplémentaire de codage dans l’ADN. Le choix du synonyme pourrait avoir une signification. Nous aurions une possibilité de codage supplémentaire, selon que les cytosines sont méthylées ou non. Je suis prêt à parier que l’un ou l’autre de ces nouveaux codes représente la clé de la signification de l’ADN qu’on appelle faussement « de rebut ».
— Et ça nous mène où ? demanda Shari.
— Comme est censé l’avoir dit Einstein : « Dieu est subtil, mais il n’est pas sournois. » (Il sourit à Shari.) Quelle que soit la complexité du code, nous devrions finir par le décrypter.
Il rentra chez lui. Son appartement lui semblait trop grand. Il s’assit sur le canapé du living, tirant machinalement sur un fil de l’un des coussins.
Ils progressaient, Shari et lui. Leurs recherches allaient bientôt déboucher sur quelque chose. Il en était certain.
Mais il ne ressentait aucune joie, aucune excitation.
Seigneur ! Quel idiot je fais !
Il regarda un peu Dave Letterman et Conan O’Brien à la télé.
Ils ne le firent même pas rire.
Il décida d’aller se coucher, abandonna ses chaussures et ses chaussettes au milieu du living : pourquoi s’en faire, à présent ?
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