— Ce qui veut dire ? demanda Shari.
— Ce qui veut dire que le synonyme choisi pour désigner un acide aminé contient des informations codées supplémentaires.
Les sourcils délicats de Shari se haussèrent.
— Par exemple, pour un embryon, utiliser tel amino, mais pour un nouveau-né, utiliser tel autre.
Elle battit des mains. Le mystère de la différenciation cellulaire aux différents stades de développement du fœtus n’avait pas encore été résolu.
Pierre leva la main.
— Pas si vite. Si c’était aussi simple que ça, les généticiens s’en seraient aperçus depuis longtemps. Non, le choix des synonymes figurant sur un long segment d’ADN – que ce soit dans la partie active ou dans les introns – a de fortes chances de revêtir une signification particulière.
— Peut-être, répliqua Shari, qui faisait maintenant la moue parce que son idée avait été rejetée. Mais ce n’est pas sûr.
Il lui sourit.
— Rien n’est sûr. En tout cas, nous allons essayer de découvrir la vérité, quelle qu’elle soit.
Un dimanche matin.
Molly Bond adorait se promener dans les rues de San Francisco. Elle adorait ses restaurants de fruits de mer, ses quartiers pittoresques, ses collines, ses tramways et son architecture.
La rue où elle se trouvait était déserte, ce qui n’était guère surprenant étant donné l’heure très matinale. Elle était venue assister au rassemblement unitarien. Elle n’était pas particulièrement portée sur la religion, et elle trouvait insupportable l’hypocrisie de la plupart des membres du clergé qu’elle connaissait, mais elle aimait bien l’approche unitarienne, et l’orateur invité aujourd’hui était spécialiste de l’intelligence artificielle, ce qui lui semblait fascinant.
Elle s’était garée à quelques rues de la salle de réunion. La séance ne commençait qu’à neuf heures, et elle avait l’intention de passer au McDonald’s prendre un Egg McMuffin avant. Son seul vice, contre lequel elle s’efforçait périodiquement et assez mollement de lutter, était un penchant pour le fast-food. Tandis qu’elle s’approchait du McDo , elle remarqua un vieil homme, un peu plus loin, penché sur le caniveau au pied d’un arbre. Il portait un imperméable noir et tenait à la main une canne avec laquelle il tripotait quelque chose qu’elle ne voyait pas.
Elle continua d’avancer. L’air du matin était vif et agréable. Le ciel sans nuages était d’une couleur azur qui contrastait avec le beige des immeubles aux façades en stuc.
Elle n’était plus qu’à une dizaine de pas de l’homme en noir. Son imperméable était un luxueux London Fog, et ses chaussures noires étaient soigneusement cirées. Il avait au moins quatre-vingts ans, mais n’était presque pas voûté pour son âge. Il portait une casquette bleu marine enfoncée jusqu’aux oreilles. Le col de son imperméable était remonté, mais on voyait qu’il avait le cou massif, avec de nombreux replis. Il était trop absorbé par ce qu’il faisait pour s’apercevoir que Molly était là. Elle entendit un faible gémissement. Quand elle se pencha pour voir, son cœur se figea d’indignation. C’était un chat que le vieillard torturait avec sa canne.
L’animal avait dû être heurté par une voiture, et il était mourant. Sa fourrure blanche avec des taches noires, orangées et beiges, était maculée de sang sur tout le côté gauche. L’accident n’était pas récent, car le sang formait des croûtes brunes. Cependant, il continuait de couler rouge d’une longue entaille. Un œil, partiellement arraché de l’orbite, était déjà vitreux.
— Hé ! s’écria Molly. Vous n’êtes pas fou ? Laissez cette pauvre bête en paix !
L’homme avait dû découvrir le chat par hasard, et il jouissait visiblement de chaque miaulement plaintif qu’il suscitait avec le bout de sa canne. Il se tourna pour faire face à Molly. Elle vit avec horreur que son vieux pénis, blanc comme un os desséché, en érection, sortait de sa braguette ouverte, et que son autre main le tenait. D’une voix à l’accent très marqué, il lui cria :
— Blyat !
Ses pupilles noires étaient deux fentes étroites lorsqu’il répéta :
— Blyat !
— Fichez le camp d’ici, hurla Molly, ou j’appelle la police !
— Blyat ! répéta l’homme pour la troisième fois avant de s’éloigner en clopinant.
Elle avait envie de l’empêcher de s’enfuir jusqu’à ce que la police arrive, mais pour rien au monde elle n’aurait touché ce personnage infect. Elle reporta son attention sur le chat, qui était terriblement mal en point. Elle aurait voulu connaître un moyen de mettre rapidement fin à ses souffrances, mais tout ce qu’elle pourrait essayer ne servirait probablement qu’à torturer un peu plus la pauvre bête.
— Là, là, dit-elle d’une voix apaisante. Le vilain bonhomme est parti. Il ne t’embêtera plus.
Le chat remua légèrement. Il ne respirait que par à-coups.
Molly regarda autour d’elle. Il y avait une cabine téléphonique au bout de la rue. Elle se dépêcha d’y aller, appela les renseignements et demanda le numéro d’urgence de la SPA.
— Il y a un chat en train de mourir au bord du trottoir, dit-elle quand elle eut quelqu’un au bout du fil. (Elle tendit le cou pour voir le nom de la rue.) C’est dans Portola Drive, à cent mètres du carrefour de Swanson. Il a dû être heurté par une voiture il y a une heure ou deux. Non, je reste avec lui, merci. Faites vite, s’il vous plaît.
Elle s’assit au bord du trottoir pour attendre. Elle n’avait pas le courage de caresser la pauvre bête. Cela la dégoûtait trop. Furieuse et désemparée, elle regarda du côté où l’homme en noir s’était éloigné. Il avait disparu.
Trois semaines plus tard
Assis dans son labo, Pierre ne cessait de regarder sa montre. Shari avait dit que son déjeuner risquait de se prolonger, mais il était déjà quatorze heures quarante-cinq, et trois heures lui semblaient un peu excessives pour un repas de midi, même selon les critères de la côte Ouest. Il avait peut-être fait une bêtise en engageant quelqu’un qui était sur le point de se marier. Elle devait avoir mille choses à faire avant la noce…
La porte du labo s’ouvrit et elle entra. Elle avait les yeux rouges. Malgré son maquillage qu’elle avait manifestement refait à la hâte, on voyait qu’elle avait beaucoup pleuré.
— Shari ! s’écria-t-il en se levant pour aller à sa rencontre. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle le regarda. Sa lèvre inférieure frémissait. Pierre n’avait jamais vu quelqu’un dans un tel état de détresse. Elle murmura d’une voix tremblante :
— Howard et moi, nous avons rompu.
Ses yeux s’embuèrent.
— Oh ! fit Pierre. Je suis vraiment navré.
Il ne la connaissait pas depuis très longtemps, et il ne voulait pas être indiscret. Mais elle avait probablement besoin de se confier à quelqu’un.
— Vous vous êtes… querellés ?
Les larmes coulaient lentement sur ses joues. Elle secoua la tête.
Pierre était désemparé. Il aurait peut-être dû la prendre dans ses bras pour la consoler, mais c’était son employée, il n’avait pas le droit de faire ça. Finalement, il se contenta de murmurer :
— Ça doit être dur.
Elle hocha la tête, mais de manière presque imperceptible. Pierre la fit asseoir sur un tabouret. Elle posa les mains à plat sur ses genoux. Il remarqua que la bague de fiançailles avait disparu.
— Tout allait si bien…, dit-elle en sanglotant.
Elle demeura un bon moment silencieuse. De nouveau, Pierre réprima l’envie de la toucher, de lui mettre la main sur l’épaule, par exemple. Il détestait voir quelqu’un souffrir à ce point.
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