— Qui est Hapless Hannah ? demanda Pierre.
Mais Yamashita s’était déjà éloignée pour accueillir quelqu’un d’autre. Pierre s’avança vers le bureau de Joan. Elle avait un liquide brun dans sa coupe de champagne. Probablement une boisson de régime. En tant que diabétique, elle n’était pas censée boire d’alcool.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Pierre. Qui est Hapless Hannah ?
Joan le regarda en souriant.
— C’est le squelette néandertalien que nous a prêté l’université hébraïque de Givat Ram. Le Dr Klimus essayait depuis des mois d’en extraire l’ADN. Aujourd’hui, il a enfin réussi à obtenir un échantillon complet.
Le patron en personne s’était rapproché d’eux. Pour une fois, son visage couperosé arborait un grand sourire.
— C’est vrai, dit-il en jetant un regard oblique à un petit homme joufflu que Pierre savait être un paléontologue de l’UCB. Maintenant que nous avons de l’ADN néandertalien, nous allons pouvoir travailler scientifiquement sur les origines de l’homme au lieu de nous contenter de suppositions.
— C’est magnifique, répondit Pierre d’une voix assez forte pour couvrir le brouhaha qui régnait dans le petit bureau. Quel âge a le squelette ?
— Soixante-deux mille ans, déclara Klimus d’un ton triomphal.
— Et l’ADN ne s’est pas dégradé pendant tout ce temps ?
— C’est ce qu’il y a de stupéfiant dans le site où Hapless Hannah a été découverte. Elle est morte dans une caverne qui l’a complètement isolée. C’était une authentique femme des cavernes. Les bactéries aérobies enfermées avec elle ont consommé tout l’oxygène de la caverne, ce qui fait qu’elle a passé les soixante mille dernières années dans un milieu qui en était totalement dépourvu. Par conséquent, ses pyrimidines ne se sont pas oxydées et nous avons pu récupérer les vingt-trois paires de chromosomes.
— Sacrée chance, dit Pierre.
— En effet, approuva Donna Yamashita, qui venait de réapparaître comme par magie à côté de lui. Hannah pourra répondre à de nombreuses questions que nous nous posons, en particulier celle de savoir si les néandertaliens constituaient une espèce distincte – Homo neanderthalensis – ou une sous-espèce de l’humanité moderne – Homo sapiens neanderthalensis –, et par conséquent…
Klimus lui coupa la parole :
— Nous pourrons surtout dire si les néandertaliens sont morts sans laisser de descendance ou s’ils se sont croisés avec les hommes de Cro-Magnon, en mêlant leurs gènes aux nôtres.
— Extraordinaire ! fit Pierre.
— Naturellement, reprit Klimus, de nombreuses questions demeureront en suspens sur l’homme de Neandertal. Des détails sur son aspect physique, sa culture, etc. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui est un grand jour !
Il tourna le dos à Pierre. Dans une manifestation d’exubérance qui ne lui ressemblait pas, il tapota le bord de sa coupe de champagne avec son stylo Mont-Blanc et cria :
— Écoutez-moi, tout le monde, s’il vous plaît ! Je propose de porter un toast à Hapless Hannah, qui va bientôt devenir la néandertalienne la plus célèbre de l’histoire !
Le labo de Pierre ressemblait à tous ceux qu’il avait connus : un tableau de classification périodique des éléments sur un mur, un exemplaire plus qu’usagé de la « Bible en caoutchouc [5] Rubber Bible . Livre de référence en physique et chimie surnommé ainsi par ses utilisateurs. ( N.d.T. )
» ouvert sur une table, des rangées d’éprouvettes et de récipients en verre sur leurs supports, une petite centrifugeuse, une station de travail UNIX avec des Post-it sur les pourtours des moniteurs, une cabine de douche d’urgence, en cas de renversement accidentel de produit chimique, une zone de travail vitrée avec hotte aspirante. Les murs avaient cette horrible couleur beigeasse typique des locaux universitaires. Sol carrelé, néons au plafond.
Pierre travaillait à l’une des paillasses qui bordaient les quatre murs de la salle. Il étudiait des autoradiographies d’ADN placées sur un panneau lumineux incorporé au plan de travail de la paillasse. Il portait une blouse blanche de laboratoire, mais elle n’était pas boutonnée jusqu’en haut, de sorte qu’on apercevait son T-shirt aux couleurs du Carnaval d’hiver de Québec. Le jour où un étudiant américain avait pris le bonhomme du T-shirt pour le bonhomme de guimauve géant, Mr Stay-Puft, de SOS Fantômes , Pierre avait été horriblement choqué. Cela revenait à confondre le colonel Sanders avec Oncle Sam.
Burian Klimus apparut à l’entrée. Il avait l’air particulièrement contrarié. À côté de lui se tenait une jolie Asiate dont les cheveux noirs avaient été crêpés de manière à former un halo autour de son visage.
— C’est lui, indiqua Klimus.
— Mr Tardivel, déclara la jeune femme, je m’appelle Tiffany Feng, et je représente la compagnie d’assurances Condor Health.
Pierre se tourna vers Klimus :
— Merci de vous être dérangé, monsieur.
Le vieux généticien fit une espèce de grimace, puis tourna les talons et s’éloigna.
Tiffany n’avait pas trente ans. Elle tenait à la main un attaché-case noir et portait une veste bleue assortie à son pantalon. Son chemisier blanc était un peu plus échancré que nécessaire. Pierre en fut amusé. Sans doute choisissait-elle ses tenues en fonction du sexe de ses clients potentiels…
— Désolée du retard, lui dit-elle. Sur le pont c’était l’enfer, on avançait au pas…
Elle lui tendit une carte de visite jaune et noir, puis parcourut le labo du regard.
— Je vois que vous êtes un scientifique, dit-elle.
Pierre hocha la tête.
— Je travaille dans la biologie moléculaire, et en ce moment sur le programme Génome humain.
— Vraiment ? demanda Tiffany. C’est un domaine fascinant.
— Vous vous y connaissez ?
— Bien sûr. J’ai lu pas mal d’ouvrages là-dessus pour mon travail. (Elle sourit.) Mais je pense que ce qui vous intéresse, c’est de contracter une assurance chez nous.
Pierre lui indiqua un siège.
— Tout à fait. Je suis originaire du Canada, et je n’ai jamais eu jusqu’ici à prendre une assurance maladie. Je suis encore résident québécois pour quelque temps, mais…
Tiffany secoua la tête.
— J’ai eu plusieurs fois affaire à des Canadiens ces dernières années. Votre Sécurité sociale ne vous couvre que pour l’équivalent en dollars de ce que le risque aurait coûté au Canada, où les prix sont fixés par le gouvernement. Ici, ce n’est pas la même chose. Il n’y a pas de plafonnement des tarifs. Vous allez constater que la plupart des actes sont bien plus onéreux et que votre couverture québécoise est très insuffisante. De plus, vos plans provinciaux prévoient des traitements médicaux, mais pas d’hospitalisation en chambre individuelle. (Elle marqua une pause.) Êtes-vous couvert par votre université ?
Pierre secoua la tête.
— Je ne fais pas partie du corps enseignant. Je suis ici en tant que chercheur invité.
Elle posa son attaché-case sur le plan de travail et l’ouvrit.
— Donc, ce qu’il vous faut, c’est une police tous risques. Nous avons ce que nous appelons notre plan Carte d’Or, qui couvre à cent pour cent toutes les urgences, y compris les transports en ambulance et tout ce dont vous pourriez avoir besoin : béquilles, fauteuils roulants, etc. Naturellement, cela couvre aussi les visites médicales habituelles, les check-up annuels, les prescriptions et tout le reste.
Elle lui tendit un dépliant à couverture dorée.
Il le parcourut. Les patients atteints de la maladie de Huntington finissaient généralement leurs jours dans un hôpital. S’il avait la maladie, il allait certainement demander une chambre individuelle et… Bon. L’offre couvrait également des services d’infirmière à domicile et même des traitements expérimentaux.
Читать дальше