Il était évident que Tiffany ne voulait pas laisser échapper un client. Mais tout cela lui avait déjà pris beaucoup de temps, et il ne voulait pas recommencer ce cirque avec quelqu’un d’autre.
— Parlez-moi des autres formules avant que je prenne ma décision, dit-il.
— Bien sûr.
Elle proposa à Pierre les Cartes d’Argent et de Bronze, avec des remboursements limités. Il y avait aussi une formule hospitalisation seule, et une autre médicaments seuls. Mais la Carte d’Or, insista-t-elle, représentait le meilleur rapport qualité-prix, et Pierre était globalement d’accord. Même si le corsage de Tiffany avait été boutonné jusqu’au cou, il aurait fait ce choix.
— Vous ne le regretterez pas, lui dit-elle. Ce n’est pas juste une assurance maladie que vous achetez, c’est aussi votre tranquillité d’esprit.
Elle sortit un formulaire de son attaché-case.
— Remplissez ce document, et n’oubliez pas de le dater du 2 janvier.
Elle ouvrit le côté gauche de sa veste. Il y avait une poche intérieure avec une série de stylos à bille identiques à pointe rétractable. Elle en choisit un, le tendit à Pierre et referma sa veste.
Il appuya du pouce sur l’extrémité du stylo pour faire sortir la pointe et remplit l’imprimé. Quand il eut terminé, il lui rendit le papier mais empocha distraitement le stylo.
Tiffany le lui fit remarquer.
— C’est le mien.
— Désolé, murmura-t-il avec un sourire gauche.
— Je vous appellerai au début de l’année prochaine. Mais soyez prudent, en attendant. Ce serait bête qu’il vous arrive quelque chose avant d’être couvert.
— Je ne sais toujours pas si je vais demander à passer le test.
— La décision vous appartient, murmura-t-elle en hochant la tête.
Je n’en ai pas vraiment l’impression , pensa-t-il.
Mais à quoi bon prolonger cette discussion ?
Pierre cherchait depuis longtemps un domaine de spécialisation. Sa première impulsion avait été de se diriger carrément vers l’étude de la chorée de Huntington, mais il y avait foule sur ce secteur depuis qu’on avait découvert le gène de la maladie. Naturellement, il espérait que quelqu’un trouverait un traitement, et suffisamment tôt pour qu’il en profite, s’il était porteur du gène. Mais il savait aussi qu’un scientifique se doit d’être objectif. S’il lui restait peu de temps à vivre, il ne pouvait se permettre de le gaspiller en courant après des chimères qu’un autre, en bonne santé, saurait abandonner à temps, mais auxquelles lui-même risquait de s’accrocher par simple désespoir.
Il décida de se concentrer plutôt sur un domaine délaissé par la plupart des généticiens, dans l’espoir de faire une percée qui lui vaudrait le prix Nobel. Il concentrerait ses recherches sur l’ADN dit « de rebut », les introns constituant quatre-vingt-dix pour cent du génome humain ne codant pas pour la synthèse des protéines.
Personne ne savait au juste à quoi servait tout cet ADN. Certaines parties semblaient être des séquences étrangères issues de virus qui avaient envahi le génome dans le passé ; d’autres étaient inlassablement répétitives. Ironiquement, elles ressemblaient beaucoup, par leur structure, au gène très inhabituel qui causait la maladie de Huntington. D’autres encore étaient des vestiges désactivés de notre passé évolutionnaire. La plupart des généticiens avaient le sentiment que le programme Génome humain arriverait bien plus vite à son terme si l’on choisissait d’ignorer le « rebut » dès neuf dixièmes. Mais Pierre était persuadé qu’il y avait un codage significatif perdu au milieu de cette masse indéchiffrée de nucléotides.
Sa nouvelle assistante, Shari Cohen, une étudiante qui préparait son doctorat à l’UCB, ne partageait pas ce point de vue.
Shari était frêle et toujours impeccablement vêtue. Une vraie poupée de porcelaine à la peau laiteuse et aux cheveux noirs lustrés. Elle portait à l’annulaire gauche une énorme bague de fiançailles en diamant.
— Tu as trouvé quelque chose à la bibliothèque ? lui demanda Pierre.
Elle secoua la tête.
— Non, et je dois dire que je ne m’attendais pas à grand-chose, Pierre. (Elle parlait avec l’accent de Brooklyn.) Après tout, le code génétique est simple et sans grand mystère pour nous à présent.
C’était effectivement l’impression qu’il donnait. Quatre bases constituaient les barreaux de l’échelle d’ADN : l’adénine, la cytosine, la guanine et la thymine. Chacune était une lettre de l’alphabet génétique. En fait, on les désignait, la plupart du temps, par leurs initiales, A, C, G et T, qui se combinaient pour former les mots à trois lettres du langage génétique.
— Bon, fit Pierre. Considérons que l’alphabet génétique comprend quatre lettres et que tous les mots ont trois lettres. Cela fait combien de possibilités théoriques ?
— Quatre puissance trois, répondit aussitôt Shari. C’est-à-dire soixante-quatre.
— Exact. Et à quoi servent ces soixante-quatre mots ?
— Ils désignent les aminoacides à utiliser dans la synthèse des protéines, AAA représente la lysine, AAC l’asparagine, et ainsi de suite.
Pierre hocha la tête.
— Combien d’acides aminés différents entrent dans la fabrication des protéines ?
— Vingt.
Mais tu disais que le vocabulaire génétique en comportait soixante-quatre.
— Trois servent de signes de ponctuation.
— Même en en tenant compte, il nous reste soixante et un mots pour exprimer vingt concepts.
Il traversa la salle jusqu’à un tableau mural qui avait pour litre : LE CODE GÉNÉTIQUE. Shari le rejoignit.
— Comme dans toutes les langues, il y a des synonymes, dit-elle en indiquant le premier rectangle du tableau. GCA, GCC, GCG et GCT représentent le même aminoacide, l’alanine.
— C’est vrai. Mais pourquoi y a-t-il tous ces synonymes ? Pourquoi pas un seul mot par acide ?
Shari haussa les épaules.
— C’est sans doute un mécanisme de sécurité, pour réduire les erreurs de transcription qui défigureraient le message.
Pierre agita le doigt en direction du tableau.
— Certains aminoacides sont représentés par six mots différents, alors que d’autres ne le sont que par un seul. Si les synonymes étaient un mécanisme de sécurité contre les erreurs de transcription, il y en aurait pour chaque mot. En fait, il y en aurait trois pour chacun des vingt acides, et les quatre autres serviraient de signes de ponctuation.
— Possible. Mais le système ADN n’a pas été conçu à partir de rien, il est le résultat d’une évolution.
— Exact. Cependant, la nature a toujours tendance à arriver à des solutions optimales par la méthode des essais et des erreurs. Comme dans le système de la double hélice. Tu te souviens de la manière dont Crick et Watson se sont rendu compte qu’ils avaient trouvé la réponse ? Ce n’est pas parce que leur modèle était le seul possible, mais parce qu’il était le plus beau. Pourquoi certains aspects de l’ADN seraient-ils d’une suprême élégance alors que d’autres, qui concernent quelque chose d’aussi important que le codage génétique, seraient merdiques ? J’ai la conviction profonde que Dieu, ou la nature, ou quoi que ce soit qui a échafaudé l’ADN, n’a rien de merdique.
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