À son grand plaisir, les domestiques de Gaballufix se montrèrent déférents : ils le firent pénétrer sans attendre, et Elemak n’eut pas longtemps à patienter avant d’être introduit dans la bibliothèque où il rencontrait toujours Gaballufix. Rien ne semblait avoir changé ; Gabya se leva de son fauteuil et serra Elemak dans ses bras, puis ils bavardèrent comme deux frères et échangèrent pendant quelques minutes des nouvelles de leurs connaissances communes. Il n’y eut qu’une légère tension quand Gabya parla du « départ hâtif et nocturne » d’Elemak.
« Ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée, répondit Elemak. Je ne sais lequel de tes gens a parlé, mais Père s’est levé longtemps avant l’aube, et nous nous sommes retrouvés dans le désert bien avant l’heure de votre rendez-vous.
— Je n’aime pas qu’on me fasse faux bond, dit Gaballufix. Mais je sais bien qu’on ne peut pas tout maîtriser. » Allons, Gabya se montrait compréhensif ; une vague de soulagement envahit Elemak, qui s’enfonça confortablement dans son fauteuil. « Tu imagines mon souci ! Je pouvais difficilement m’éclipser pour te prévenir de ce qui se passait : Père ne me lâchait pas, sans parler de mes frères.
— Mebbekew ?
— J’ai fait ce que j’ai pu pour l’empêcher de relâcher ses sphincters sur-le-champ. Tu n’aurais jamais dû le mêler au plan.
— Tiens donc !
— Mais oui ! Comment savoir si ce n’est pas lui qui a prévenu Père ?
— Ça, je l’ignore, dit Gaballufix. Tout ce que je sais, c’est que mon cher cousin Wetchik s’est enfui, et mon frère Elemak avec lui.
— Eh bien, comme ça, au moins, il n’est plus dans la cité. Il ne te gênera plus.
— Vraiment ?
— Bien sûr ! Que peut-il faire, depuis une vallée perdue dans le désert ?
— Tout de même, il t’a bien fait revenir ici ! objecta Gaballufix.
— Oui, mais dans un but bien précis qui n’a rien à voir avec les chariots de guerre, Potokgavan et les Têtes Mouillées.
— Le débat va désormais bien au-delà de ces problèmes, de toute façon. Ou plutôt, il est beaucoup plus proche de nous que de ces problèmes. Alors, dis-moi : quel est donc “le but bien précis” de ton père, et comment puis-je le contrecarrer ? »
Elemak éclata de rire, en espérant que Gabya plaisantait. « La meilleure façon de le contrecarrer, à mon avis, c’est de lui donner ce qu’il veut ; c’est quelque chose de très simple, un petit rien, en fait. Ensuite nous nous en irons, et tout se passera entre Roptat et toi, comme tu le voulais.
— Je n’ai jamais voulu que ça se passe entre moi et quelqu’un d’autre, rétorqua Gaballufix. Je suis un pacifiste ; je ne cherche pas la bagarre. Je croyais avoir un plan pour éviter tout conflit, mais au dernier moment, les gens sur qui je comptais m’ont fait faux bond. »
Il souriait toujours, mais Elemak comprit que sous ce masque, Gaballufix n’était pas aussi détendu qu’il l’avait espéré.
« Maintenant, Elya, dis-moi quelle est cette petite chose que je devrais, d’après toi, donner à ton père, simplement parce qu’il le demande ?
— Il s’agit d’un Index, dit Elemak. Un vieux truc qui traîne dans la famille depuis des générations.
— Un Index ? Pourquoi aurais-je un des Index de la famille de Wetchik en ma possession ?
— Je n’en sais rien. Il l’a appelé “l’Index”, simplement ; je pensais que tu saurais duquel il parlait.
— Mais j’ai des dizaines d’Index. Des dizaines ! » Soudain, Gaballufix fronça les sourcils, comme s’il venait de se rappeler quelque chose. Mais Elemak l’avait déjà vu agir de la sorte, et il sut qu’on lui jouait la comédie. « À moins que tu ne parles de… mais non, c’est absurde, cet objet n’a jamais appartenu à la maison Wetchik. »
Elemak joua le jeu. « À quoi penses-tu ?
— À l’Index Palwashantu, naturellement ! C’est uniquement grâce à lui que le clan a pu s’établir comme tel, à l’aube des temps. C’est l’objet le plus précieux de tout Basilica. »
Gaballufix faisait monter les enchères, naturellement, comme tout commerçant désireux de vendre. Il enflait la valeur de sa marchandise pour se donner toute latitude d’en rabattre ensuite le prix.
« Ce n’est sûrement pas ça, dans ce cas, répondit Elemak. Père n’y accordait pas une telle valeur, je te le certifie, sinon sentimentale, peut-être. Cet Index appartenait à son grand-père, qui l’a confié au conseil clanique pour le garder pendant ses déplacements. Et aujourd’hui, Père veut l’emporter dans ses propres voyages.
— Ah, alors, c’est bien l’Index en question ! Son grand-père le détenait, mais seulement en tant que gardien temporaire. Le Wetchik avait été commis à la garde de cet objet par le clan Palwashantu, mais il s’est lassé de cette charge et il l’a rendu. Aujourd’hui, on a nommé un nouveau gardien : moi. Et moi, je ne suis pas lassé. Aussi, tu peux dire à ton père que je le remercie de vouloir m’aider à supporter mes responsabilités mais que je pense pouvoir m’en tirer seul pendant quelques années encore. »
Le temps était venu de mentionner un prix. Elemak attendait, mais son vis-à-vis ne disait rien.
Après un pesant silence de plusieurs minutes, Gaballufix se leva. « Quoi qu’il en soit, mon cher frère, je suis heureux de te voir de retour dans notre cité. J’espère que tu resteras longtemps, car j’aurai l’usage de ton soutien. Et puis, maintenant que ton père semble s’être enfui, j’userai de mon influence pour essayer de te faire nommer Wetchik à sa place. »
Ce n’était pas du tout ce à quoi Elemak s’était attendu. Gaballufix suggérait une relation absolument intolérable entre Elemak et son héritage. « C’est Père le Wetchik, dit-il. Il n’est pas mort, et quand il mourra, je deviendrai Wetchik sans l’aide de personne.
— Il n’est pas mort ? demanda Gaballufix. Où est-il, alors ? Je ne vois nulle part mon vieil ami Wetchik ; par contre, je vois celui de ses fils à qui sa mort profiterait le plus.
— Mes frères témoigneront eux aussi que Père est vivant.
— Ah ! Et où sont-ils, ceux-là ? »
Elemak faillit révéler qu’ils se cachaient non loin des murs de la cité. Mais il comprit au même instant que c’était certainement ce que Gaballufix voulait savoir. « Tu ne crois tout de même pas que je serais entré seul à Basilica, alors que mes frères mouraient d’envie d’y aller ? »
Naturellement, Gaballufix savait qu’Elemak mentait, ou du moins que c’était l’empreinte du pouce d’Elemak, et de lui seul, qu’on avait relevée à l’une des portes de Basilica. Ce qu’il ignorait, c’était si Elemak bluffait ou non. Ses frères étaient-ils dans le désert ou avaient-ils circonvenu les gardes et pénétré dans la cité, où ils préparaient quelque mauvais coup ? Mais s’il savait qu’Elemak était le seul à être entré légalement, Gabya ne pouvait le révéler : ç’aurait été reconnaître qu’il avait accès aux ordinateurs municipaux.
« Je suis heureux qu’ils aient pu retrouver les plaisirs de la ville, dit-il alors. Mais j’espère qu’ils seront prudents ; des éléments brutaux ont été introduits dans Basilica – surtout par Roptat et sa bande, malheureusement – et j’ai beau venir en aide à la cité en laissant certains de mes employés patrouiller dans les rues en heures supplémentaires, on ne peut écarter la possibilité que de jeunes promeneurs se retrouvent impliqués dans des incidents fâcheux, voire dangereux.
— Je les avertirai de faire attention.
— Et toi aussi, Elemak, sois prudent. Je m’inquiète pour toi, mon frère. Songe à ceux qui croient que ton père trempait dans un complot contre Roptat ; s’ils reportaient leur ressentiment sur toi ? »
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