— J’essayerai », dit Elemak. Mais tous deux savaient qu’il n’en ferait rien.
« Et que veut donc Wetchik ? T’a-t-il confié un message pour moi ?
— Il ne s’attendait pas que je vous voie, je pense. C’est à cause d’une vision de Surâme que je suis venu. À vrai dire, nous sommes venus tous les quatre…
— Même Issib ? Ici ? s’écria Rasa.
— Non. Je les ai laissés hors de la cité, en lieu sûr. À part vous deux, nul ne saura qu’ils sont là si je peux l’éviter. Avec un peu de chance, j’aurai récupéré l’Index et je serai sorti de la ville avant la nuit ; ensuite, impossible de savoir quand nous reviendrons.
— L’Index, murmura Rasa. Alors, il ne pourra jamais revenir. »
Ces paroles troublèrent Elemak. « Pourquoi ? Pourquoi donc ?
— Non, rien, dit-elle. Enfin, je ne sais pas. Seulement… Disons que si les Palwashantu se rendent compte de la disparition de l’Index…
— Pourquoi est-il si important ? Je n’en avais jamais entendu parler avant que Père ne nous envoie le chercher.
— C’est vrai, on en parle peu, répondit Rasa. C’est qu’on n’a pas dû en avoir souvent besoin, je suppose. À moins que Surâme n’ait pas voulu qu’on connaisse son existence.
— Mais pourquoi ? Il y a quantité d’Index ! Il y en a des dizaines dans chaque bibliothèque du monde, et des centaines rien qu’à Basilica. Qu’est-ce qui fait de celui-ci l’index avec un grand I ?
— Je ne sais pas exactement, dit Rasa. Vraiment, je ne sais pas. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il s’agit du seul objet du culte masculin qui soit aussi mentionné dans la tradition féminine.
— Un objet du culte ? Et à quoi sert-il ?
— Je l’ignore. À ma connaissance, on ne s’en est jamais servi. En tout cas, je ne l’ai jamais vu ; je ne sais même pas à quoi il ressemble.
— Ah, parfait ! s’exclama Elemak. Je croyais avoir affaire à un Index comme les autres, et voilà que vous me dites que Gaballufix pourrait me remettre n’importe quoi sans que je puisse savoir s’il s’agit ou non du fameux Index ! »
Rasa sourit. « Elya, comprends bien cela : à moins de vouloir perdre la direction du clan Palwashantu, il ne te remettra jamais l’Index ! Jamais ! »
Ces paroles n’inquiétèrent pas Elemak outre mesure. Rasa était manifestement persuadée de ce qu’elle disait, mais elle n’en avait pas raison pour autant. Gaballufix était imprévisible, et il négocierait n’importe quoi s’il pensait en tirer un quelconque avantage. Il vendrait jusqu’à sa mère, s’il estimait un jour que la vieille Hosni avait quelque valeur. Non, non, Elemak pouvait obtenir l’Index s’il y mettait le prix.
Et plus il prenait conscience de l’importance de ce mystérieux Index, plus il voulait s’en emparer, pas seulement pour faire plaisir à son père, pas seulement comme un pion du jeu auquel il jouait pour maîtriser l’avenir, mais pour la possession de l’Index lui-même. Si tant de pouvoir advenait à son détenteur, pourquoi ne lui appartiendrait-il pas, à lui ?
« Elemak, dit Rasa, si tu réussis, j’ignore comment, à mettre la main sur l’Index, dis-toi bien que Gaballufix ne te laissera pas le garder ; il fera tout pour le récupérer. Alors, un danger terrible te guettera. Suis mon conseil : si l’un de vous quatre doit se protéger de Gabya, qu’il ne se fie plus à aucun homme. Tu m’as bien comprise ? Qu’il ne se fie plus à aucun homme ! »
Elemak ne sut que répondre. Il était homme lui-même ; comment voulait-elle qu’il prenne un tel conseil ?
« Rares sont les femmes de notre cité, continua Rasa, qui ne se réjouiraient pas de voir Gabya privé de la plus grande part de son pouvoir et de son prestige. Elles aideraient avec joie celui qui s’emparerait de l’Index à échapper à Gaballufix, même si l’Index avait été obtenu par des moyens ordinairement considérés comme…
— Illégaux, termina Elemak.
— Oui ; cette idée me fait horreur, mais votre père a certainement raison : la disparition de l’Index serait un coup très dur porté à Gaballufix. »
Elemak la reprit :
« Ce n’est pas l’idée de Père, en réalité. Il dit qu’elle lui est venue dans un rêve envoyé par Surâme.
— Alors, peut-être cela se produira-t-il, dit-elle. Oui, c’est possible. Qui sait si Surâme n’aura pas encore assez d’influence sur Gaballufix pour… eh bien, pour le rendre temporairement stupide.
— Assez pour qu’il me donne l’Index ?
— Et pour l’empêcher de te retrouver et de t’abattre aussitôt après. »
Elemak sentait la main d’Eiadh dans la sienne, son corps pressé contre le sien. Je suis venu ici pour trouver un refuge, songea-t-il, et par désir de toi, Eiadh ; mais en vérité, c’est de Rasa que j’avais besoin. Quel désastre, si j’étais allé chez Gabya sans me douter de la véritable importance de cet Index ! Et à haute voix : « Dame Rasa, dit-il, je ne sais comment vous remercier de ce que vous avez fait pour moi.
— Et moi, je crains bien de t’avoir encouragé à risquer ta vie dans une entreprise impossible, répondit Rasa. La pensée que Gaballufix puisse te faire du mal me fait horreur, mais les enchères sont très élevées. Et l’enjeu, c’est l’avenir de Basilica ; pourtant j’ai bien peur que la réussite de notre mission ne nuise tellement à la cité que le jeu n’en vaille pas la chandelle.
— Quoi qu’il arrive, dit Elemak, soyez assurée que je reviendrai pour Eiadh, si je le peux et si elle veut bien de moi.
— Même si tu reviens en paria et en malfaiteur ? demanda Rasa. Crois-tu qu’elle te suivra malgré tout ?
— Je ne l’en suivrai que plus volontiers ! s’écria Eiadh. Ce n’est pas pour son argent ni pour sa position dans la cité que j’aime Elya, mais pour lui-même !
— Ma chérie, répondit Rasa, tu ne l’as jamais connu sans argent ni position. Comment sais-tu ce qu’il sera sans eux ? »
Elemak n’en croyait pas ses oreilles : c’était cruel de la part de Rasa ! Comment une telle pensée avait-elle pu lui venir à l’esprit, et surtout aux lèvres ? « Si Eiadh était femme à laisser son cœur s’abandonner à la cupidité, Dame Rasa, je ne pourrais pas lui donner mon amour, ni même me fier à elle. Mais je l’aime, et aucune femme n’est plus digne de ma confiance. »
Rasa lui sourit. « Ah, Eiadh, que ton prétendant nourrit une belle image de toi ! Je t’en prie, tâche de t’en montrer digne !
— Elemak, à la façon dont parle ma tante Rasa, on pourrait croire qu’elle cherche à te convaincre de ne plus m’aimer, dit Eiadh. Peut-être est-elle un peu jalouse de voir un si bel homme me faire la cour !
— Tu oublies, Eiadh, répondit Rasa, que j’ai déjà le père. Pourquoi voudrais-je le fils ? »
L’ambiance s’était tendue ; ce n’étaient pas là des paroles de bonne compagnie, sauf en manière de plaisanterie.
Enfin, Rasa éclata de rire. Enfin. Les jeunes gens s’empressèrent de se joindre à elle, soulagés.
« Que Surâme t’accompagne, dit Rasa.
— Reviens vite me chercher », ajouta Eiadh. Elle se pressa contre lui, si fort qu’il put sentir chaque courbe de son corps contre le sien, comme si elle s’imprimait sur sa chair, à moins qu’elle ne prît elle-même l’empreinte du corps d’Elemak. Il lui rendit son étreinte ; il ne fallait pas qu’elle doute de son désir ni de son amour.
En milieu d’après-midi, Elemak arriva devant le domicile de Gaballufix. Mû par l’habitude, il faillit se faufiler jusqu’à l’entrée dérobée, sur le côté. Mais il se rappela que ses relations avec Gaballufix avaient complètement changé ; si son demi-frère le considérait comme un traître, une arrivée en catimini donnerait à Gabya l’occasion rêvée de se débarrasser discrètement de lui. Par ailleurs, l’usage de la porte de service impliquait qu’Elemak était d’un rang inférieur à celui de Gaballufix, et il en avait assez. Il entrerait ouvertement, à la vue de tous, par la porte de devant comme un citoyen important, comme un hôte honoré, et surtout avec beaucoup de témoins.
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