— Mais à qui est-ce que tu parles ? demanda Issib.
— À Surâme, tiens !
— Ça fait vraiment débile !
— Depuis notre naissance, il nous dit ce qu’il faut penser, répondit Nafai. Qu’est-ce qu’il y a de débile à lui faire une suggestion de temps en temps ? Allons, prête serment, Issya.
— D’accord, je promets, je prête le plus solennel des serments. Tu m’écoutes, Surâme ?
— Il écoute, intervint Nafai. Ça au moins, on en est sûrs.
— Bon, dit Issib. Tu crois qu’il va faire comme on lui dit ?
— Je n’en sais rien. Mais je suis sûr d’une chose : on n’apprendra rien de plus en traînant dans cette bibliothèque. Sortons d’ici, et ce soir, allons passer la nuit chez Père.
On aura peut-être l’idée du siècle, ou lui une vision. On verra bien. »
Ce ne fut que dans l’après-midi, alors qu’il quittait la maison de Mère, que Nafai se rappela qu’Elemak courtisait Eiadh. Bien sûr, il n’avait aucun droit d’en vouloir à son aîné : il n’avait rien dit de ses sentiments à personne, après tout ! Et à quatorze ans, il était beaucoup trop jeune pour prétendre au statut de compagnon légal. Il était bien normal qu’Eiadh désire Elemak, et cela expliquait pourquoi elle était si gentille avec Nafai sans pourtant jamais se rapprocher de lui : elle voulait rester dans ses bonnes grâces au cas où il aurait de l’influence sur Elemak. Mais il ne lui viendrait jamais à l’esprit de proposer un contrat à Nafai. Ce n’était qu’un enfant, au bout du compte.
Il se rappela soudain ce qu’Hushidh avait dit à propos d’Issib. « Je n’arriverais pas à lui parler. » Parce qu’il était infirme ? C’était peu vraisemblable. Non, Hushidh était timide parce qu’elle considérait Issib comme un compagnon possible. Même moi, j’en sais assez long sur les femmes pour deviner ça, songea Nafai.
Hushidh a mon âge, mais entre Issib et moi, c’est le plus âgé qu’elle regarde quand il s’agit d’appariement. Vu l’intérêt sexuel que je présente pour une fille de mon âge, je pourrais aussi bien être un arbre ou une brique. Et Eiadh est plus vieille que moi, c’est même une des plus vieilles de la classe, alors que je suis parmi les plus jeunes. Dire que je me suis imaginé…
Il se sentit les joues brûlantes, bien qu’il fût seul à connaître son humiliation.
Marchant à travers Basilica, Nafai s’aperçut qu’en dehors d’une promenade occasionnelle dans la rue de la Pluie, il n’était pas sorti de chez sa mère depuis le début de ses recherches avec Issib. Or, à cause des paroles d’Hushidh peut-être, il s’aperçut que la ville avait changé. Y avait-il moins de monde dans les rues ? Possible ; mais la vraie différence, c’était l’allure des gens : les Basilicains se déplaçaient souvent d’un pas résolu, sans pour autant perdre une miette de ce qui se passait autour d’eux. Même les gens pressés prenaient le temps de s’arrêter un moment, au moins de sourire devant un musicien des rues, un jongleur ou un amuseur qui récitait ses vers de mirliton. Et beaucoup de gens flânaient, prenaient le temps de vivre, conversaient avec leurs amis bien sûr, mais aussi avec des inconnus dans la rue, comme si tous les habitants de Basilica étaient des voisins, des parents même.
Mais ce soir, c’était différent. Comme s’ils craignaient de se faire brûler la peau, les gens évitaient le soleil qui détourait les toits à l’ouest et projetait des plaques obliques d’obscurité en travers des rues. Tous étaient murés en eux-mêmes ; les musiciens ne retenaient pas l’attention, et leur musique elle-même semblait timide, comme s’ils étaient prêts à cesser de chanter au moindre signe de déplaisir. Les rues étaient plus silencieuses que d’habitude, aussi parce que presque personne ne parlait.
Nafai en comprit vite la raison : huit hommes arrivaient au petit trot, pulsants au poing, épées électriques à la ceinture. Des soldats, songea Nafai ; les hommes de Gaballufix. Non : officiellement, ils formaient la milice des Palwashantu ; mais Nafai ne se sentit aucune parenté avec eux.
Ils ne regardaient ni à gauche ni à droite, comme si le but de leur course était bien défini. Mais Nafai et Issib remarquèrent que les rues se vidaient à leur approche. Où passaient donc les gens ? Ils ne réapparurent que plusieurs minutes après le départ des soldats ; sans se cacher vraiment, certains avaient cherché refuge dans des boutiques en prenant un air affairé, d’autres avaient simplement bifurqué dans des voies latérales ; et d’autres enfin, sans quitter la rue, s’étaient figés sur place à l’instar de Nafai et d’Issib, participant l’espace de quelques instants non plus de la vie, mais de l’architecture du lieu.
À l’évidence, la présence des soldats ne rassurait personne. Elle aurait même plutôt inquiété tout le monde.
« Basilica est mal partie, dit Nafai.
— Basilica est morte, renchérit Issib. Il y a encore des gens dedans, mais ce n’est plus Basilica. »
Heureusement, les choses s’arrangèrent un peu dans la rue de l’Aile : les soldats étaient passés par le carrefour d’Aile et de Blé, à quelques rues seulement de chez Gaballufix. Arrivés à Ville-Vieille, les frères trouvèrent plus d’animation, mais des changements étaient encore visibles.
Par exemple, l’avenue de la Source avait été dégagée. C’était une des grandes artères de Basilica, qui reliait par le trajet le plus direct la porte du Goulet à la Fracture, en passant par Ville-Vieille. Mais comme souvent à Basilica, une entrepreneuse en bâtiment avait estimé dommage de laisser perdre tout cet espace au milieu de la rue, alors qu’on pouvait y loger des gens. Et sur un îlot allongé entre Aile et Temple, elle avait érigé six immeubles.
Quand une entrepreneuse construisait ainsi au milieu d’une rue, les réactions variaient : si la rue n’était pas très fréquentée, seules quelques personnes élevaient des protestations ; elles avaient beau tempêter, jurer et même lancer des projectiles aux ouvriers, hommes robustes aux manières bourrues, leur résistance n’allait pas très loin. Le bâtiment s’élevait quand même et les gens trouvaient de nouveaux trajets pour circuler. Mais les propriétaires de maisons ou de boutiques bordant la rue désormais barrée étaient les plus atteints : ils devaient marchander auprès de leurs voisins un droit d’accès aux rues adjacentes – ou prendre ce droit d’autorité, si le voisin se laissait faire. Il arrivait aussi qu’ils soient tout bonnement obligés d’abandonner leur propriété. Quoi qu’il en soit, les nouveaux accès ou les propriétés abandonnées ne tardaient guère à devenir des voies de circulation. Pour finir, une femme entreprenante acquérait quelques maisons abandonnées ou en ruine dont les accès servaient de passages publics, y faisait ouvrir une brèche, et une nouvelle rue était née. Le conseil municipal n’intervenait pas contre ce processus : c’était ainsi que la cité évoluait et changeait ; dans une ville âgée de dizaines de millions d’années, à quoi bon essayer de contenir les marées du temps et de l’histoire ?
Mais quand quelqu’un se mettait en tête de construire sur une artère fréquentée comme l’avenue de la Source, c’était une tout autre affaire : les passants, encouragés par leur nombre et scandalisés à l’idée de perdre une voie qu’ils empruntaient souvent, sabotaient les travaux en abattant des pans de murs ou en emportant des pierres à chacun de leurs passages. Si l’entrepreneuse était puissante et résolue, armée d’ouvriers nombreux et costauds, des rixes étaient inévitables, et elles finissaient inévitablement aussi devant les tribunaux ; la constructrice en sortait toujours condamnée, car l’érection d’un immeuble en pleine rue était considérée comme une incitation manifeste à la violence.
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