Un système de communication instantanée grâce auquel on pouvait se parler directement d’un bout à l’autre de la planète ;
Des machines capables de transmettre par ondes des œuvres d’art, des pièces de théâtre et des textes, et cela non seulement de bibliothèque à bibliothèque, mais chez les particuliers eux-mêmes ;
Des machines qui se déplaçaient à grande vitesse au sol, sans chevaux ;
D’autres qui volaient, non seulement dans l’air, mais jusque dans l’espace, ce qui paraissait évident ; sinon, comment les humains seraient-ils venus de la Terre sur Harmonie ? Mais Nafai dut d’abord, et à grand-peine, surmonter son aversion avant de parvenir à concevoir de tels objets.
Et les armes de guerre ! Explosifs, projectiles, certains si petits qu’ils tenaient dans le creux de la main, d’autres si terribles qu’ils pouvaient ravager des cités entières et même dévaster une planète. Maladies auto-mutantes, gaz toxiques, disrupteurs sismiques, missiles, plates-formes orbitales de lancement, virus destructeurs des gènes.
L’image qui se formait était à la fois magnifique et terrifiante.
« Je comprends mieux pourquoi Surâme agit ainsi, dit Nafai. C’est pour nous sauver de ces armes. Mais à quel prix, Issya ! Toute la liberté que nous avons perdue ! » Issya se contenta de hocher la tête. « Surâme nous a quand même laissé la capacité de tirer de l’énergie du soleil, les ordinateurs, les bibliothèques, la réfrigération ; toutes les machines de la cuisine, les serres ; et puis les magnétiques qui permettent à mes flotteurs de fonctionner. En plus, nous avons quelques armes de poing sacrément perfectionnées : les épées électriques et les pulsants. Comme ça, les grands costauds ne disposent d’aucune supériorité particulière sur les petits maigrichons. Surâme aurait pu ne rien nous laisser du tout, à part des outils en pierre et en métal, sans parties mobiles, et des arbres à abattre pour nous chauffer.
— On ne serait même plus des hommes, alors.
— L’homme reste l’homme, rétorqua Issib. Mais quant à être civilisé… C’est ça, tu vois, le don de Surâme : la civilisation sans l’auto-destruction. »
Une fois, ils voulurent en parler à leur mère, mais ce fut peine perdue. Hébétée, elle ne comprit rien à leurs explications et les quitta en plaisantant joyeusement : quel plaisir de les voir s’amuser ensemble malgré leur différence d’âge ! Quant à leur père, ils n’eurent pas l’occasion de s’entretenir avec lui.
Mais il y avait pourtant quelqu’un qui s’intéressait à eux.
« Pourquoi ne viens-tu plus en classe ? » demanda un jour Hushidh à Nafai.
Elle s’assit sur les marches de l’auvent à côté de lui et mordit dans son sandwich au fromage ; elle en emporta un large morceau, non une bouchée délicate comme l’aurait fait Eiadh. Bien sûr, c’était Mère qui apprenait à toutes ses élèves à se servir de leur bouche pour manger et à ne pas grignoter comme le voulait la mode chez les jeunes Basilicaines. Mais Nafai n’était pas obligé de trouver séduisante la manière dont Hushidh suivait les préceptes de Mère.
« Je travaille sur un projet avec Issib.
— Les autres disent que tu te caches », déclara Hushidh.
Qu’il se cachait ? Ah, à cause de la célébrité malvenue et controversée de Père ! « Je n’ai pas honte de mon père.
— Bien sûr que non, dit Hushidh. Ce sont les autres qui disent ça. Pas moi.
— Et toi, qu’est-ce que tu crois que je fais ? À moins que Surâme ne te l’ait dit ?
— Je suis déchiffreuse, rétorqua-t-elle, pas sibylle.
— C’est vrai, j’avais oublié. » Comme s’il allait se rappeler à quelle catégorie de sorcières elle appartenait !
« Surâme n’a pas à me dire comment ta vie se tisse dans la trame du monde.
— Ah, parce que tu vois ça ? »
Elle acquiesça. « Et aussi que tu es très courageux. »
Il la regarda, atterré. « Je travaille à la bibliothèque avec Issya, c’est tout !
— Ta vie s’entrelace dans la trame du plus petit des partis qui s’opposent dans Basilica ; mais c’est aussi le meilleur, celui qui doit gagner, même si personne ne voit encore comment.
— Mais je ne suis d’aucun parti ! »
Elle hocha la tête. « Bon, je me tais, puisque tu ne veux pas entendre la vérité. »
Elle se prenait pour une fontaine de sagesse, ma parole !
« J’écouterais un cochon péter si c’était la vérité qu’il lâchait », dit Nafai.
Elle se leva aussitôt et s’éloigna sans un mot.
Bravo ! Quel imbécile ! se gourmanda Nafai. Elle essaye de t’aider, et toi, tu te moques bêtement d’elle ! Il courut derrière elle. « Excuse-moi », fit-il.
Elle s’écarta avec un haussement d’épaules.
« Je n’arrête pas de faire des blagues débiles comme ça, poursuivit-il. C’est une mauvaise habitude, je sais, mais je ne pensais pas à mal. Écoute, je sais maintenant par expérience que Surâme existe.
— Je sais que tu le sais, dit-elle d’une voix glacée. Mais visiblement, savoir que Surâme existe, ça ne rend pas plus intelligent ni plus aimable, ni même mieux élevé.
— C’est mérité, et j’accepte les autres gentillesses qui te viendraient aussi à l’esprit. » Nafai la contourna pour lui faire face. Cette fois, elle ne se détourna pas.
« Je vois des trames, dit-elle. Je vois comment les choses s’emboîtent. Je vois où tu t’ajustes. Toi, et Issib aussi.
— Ça fait un moment que je ne me tiens plus au courant de ce qui se passe dans la cité, répondit Nafai. J’ai trop de travail avec notre projet. Je ne connais pas les dernières nouvelles.
— Tu t’épuises à la tâche, dit-elle.
— Oui, c’est bien possible.
— Écoute : Gaballufix est le chef d’un parti. C’est le groupe le plus puissant, pour de multiples raisons. Il ne s’agit plus seulement des chariots de guerre, ni même de l’alliance avec Potokgavan. Il s’agit des hommes. Surtout des hommes extérieurs à la cité. Gaballufix est donc puissant par le nombre de ses partisans, et aussi parce que ses hommes s’imposent par la violence. »
Nafai se rappela des conversations qu’il avait entendues aux repas, à propos des tolchocks, ces hommes qui assommaient sans raison des femmes dans les rues. « Ce sont les hommes de Gaballufix, les tolchocks ?
— Il le nie, évidemment. Il va même jusqu’à prétendre qu’il envoie ses soldats dans Basilica pour protéger les femmes contre les tolchocks.
— Des soldats ?
— Officiellement, il s’agit de la milice du clan Palwashantu. Mais en fait, c’est à Gaballufix qu’elle obéit, et le conseil clanique n’est pas arrivé à se réunir pour discuter de l’usage qu’il fait de la milice. Tu es un Palwashantu, n’est-ce pas ?
— Oui, mais je suis trop jeune pour entrer dans la milice.
— Oh, ce n’est plus une vraie milice aujourd’hui, dit Hushidh. Ce sont des mercenaires, des hommes d’au-delà des murs, des irrécupérables, dont très peu appartiennent réellement au clan. C’est Gaballufix qui les paye. C’est lui aussi qui a payé les tolchocks.
— Mais comment est-ce que tu sais tout ça ?
— J’y ai été forcée. J’ai vu les soldats. Je sais comment ils s’ajustent. »
Encore de la sorcellerie. Mais comment en douter ? N’avait-il pas senti l’influence de Surâme quand il pensait à des mots interdits ? Il transpirait rien qu’à l’idée de ce qu’il avait subi au cours de cette dernière semaine. Alors, qu’est-ce qui empêchait Hushidh d’examiner un soldat et un tolchock et de tout savoir sur eux ? Et pourquoi les chameaux ne voleraient-ils pas, aussi ? Tout était possible, à présent !
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