Oui, mais l’influence de Surâme faiblissait. Issib et lui n’avaient-ils pas réussi à se rappeler certains mots interdits ?
« Et tu sais que je ne suis pas de leur parti.
— Mais tes frères le sont.
— Ce sont des tolchocks ?
— Ils sont avec Gaballufix. Pas Issib, bien sûr, mais Elemak et Mebbekew.
— Comment les connais-tu, eux ? Ils ne viennent jamais ici ; ce ne sont pas les fils de Mère.
— Elemak est passé plusieurs fois dans la semaine, dit Hushidh. Tu n’étais pas au courant ?
— Allons donc ! Pourquoi viendrait-il ici ? » Mais avant même d’avoir eu le temps de réfléchir, Nafai sut sans l’ombre d’un doute pourquoi Elemak fréquentait la maison de Rasa. Mère jouissait d’une très haute réputation dans la cité ; bien des hommes courtisaient ses nièces, et Elemak était à l’âge – un âge déjà bien avancé – où l’on s’unit pour de bon, afin d’engendrer un héritier.
Nafai tourna le regard vers la cour, où de nombreuses filles et quelques garçons prenaient leur dîner. Tous les externes étaient partis, et les plus jeunes mangeaient plus tôt, si bien que la plupart des filles présentes étaient admissibles à l’appariement, y compris les nièces de Rasa, si elle les mettait en disponibilité. Laquelle Elemak pouvait-il bien courtiser ?
« Eiadh, souffla Nafai.
— On peut le supposer, dit Hushidh. En tout cas, ce n’est pas moi. »
Nafai la regarda, étonné. Évidemment, que ce n’était pas elle ! Puis l’embarras le saisit : et si elle se rendait compte à quel point l’idée que son frère puisse la désirer, elle, lui avait paru ridicule ?
Mais Hushidh poursuivit comme si elle n’avait pas senti la muette insulte. Que Nafai puisse souffrir si Elemak courtisait vraiment Eiadh, cela ne l’effleurait visiblement pas. « Quand ton frère est arrivé, j’ai compris tout de suite qu’il était très proche de Gaballufix. Je suis sûre que tante Rasa en est très peinée, parce qu’elle sait qu’Eiadh lui dira oui : ton frère jouit d’un tel prestige !
— Malgré le scandale des visions de Père ?
— Il est du côté de Gaballufix, répondit Hushidh. Dans le parti des Hommes – ceux qui soutiennent Gaballufix – plus l’image de ton père se dégrade, plus on apprécie Elemak : il deviendrait très riche et très puissant s’il arrivait malheur à ton père. »
Ces paroles réveillèrent les pires craintes de Nafai au sujet de son aîné. Mais c’était là une pensée monstrueuse, insupportable. Gaballufix veut qu’Elya influence Père, c’est tout, se dit-il.
Hushidh hocha la tête. Mais était-ce pour l’approuver ? ou bien pour le faire taire et poursuivre ? « L’autre parti important, reprit-elle, c’est celui de Roptat. On l’appelle maintenant le parti des Femmes, mais c’est un homme qui le dirige. Ses partisans veulent une alliance avec les Gorayni ; ils veulent aussi qu’on retire le droit de vote aux hommes, sauf à ceux qui sont actuellement appariés avec une citoyenne, et ils exigent que les hommes célibataires soient obligés de quitter la cité chaque soir, au coucher du soleil, avec interdiction d’y rentrer avant l’aube. Voilà leur solution au problème des tolchocks… et de Gaballufix, par la même occasion. Ils ont une vaste audience, chez les hommes et les femmes appariés.
— C’est à ce groupe-là que Père appartient ?
— C’est ce que croient tous ceux du parti des Hommes, mais les partisans de Roptat, eux, savent ce qu’il en est vraiment.
— Alors, quel est le troisième groupe ?
— Il se fait appeler le parti de la Cité, mais c’est en réalité le parti de Surâme. Ses partisans refusent de s’allier avec aucune nation belliqueuse. Ils prônent le retour aux anciennes valeurs, afin de protéger le Lac. Ils veulent que la cité se hausse au-dessus de la politique et des conflits, qu’on se débarrasse de l’immense richesse de la ville et qu’on vive simplement, pour qu’aucune autre nation ne désire ce que nous possédons.
— Mais personne ne souscrira à ce programme, voyons !
— Eh bien, tu te trompes, répondit Hushidh. Beaucoup y souscrivent, justement. Ton père et tante Rasa, par exemple, y ont converti presque toutes les femmes des quartiers du Lac.
— Mais ça ne fait presque personne ! Elles ne sont qu’une poignée à vivre dans la Fracture.
— Oui, mais elles tiennent le tiers des voix du conseil. »
Nafai réfléchit à cet aspect des choses. « Je crois que ce parti de la Cité s’expose à un grand danger, dit-il enfin.
— Comment ça ?
— Réfléchis : ses partisans n’ont pour tout soutien que la tradition. Plus Gaballufix s’opposera à la tradition et sèmera la crainte avec ses tolchocks et ses soldats, plus les gens exigeront qu’on prenne des mesures. Tout ce que Père et Mère vont gagner, c’est qu’il sera impossible de dégager une majorité au conseil. Ils empêcheront Roptat d’arrêter Gaballufix, et tout sera bloqué. »
Hushidh sourit. « Tu es vraiment doué, tu sais.
— C’est la politique que j’étudie le plus.
— Oui, mais si tu as vu le danger, tu ne m’as pas encore dit comment nous y échapperons.
— Nous ?
— Basilica.
— Eh bien, je n’en ai aucune idée, répondit Nafai. Mais tu prétendais savoir à quel parti j’appartenais ?
— Tu es du côté de Surâme, naturellement.
— Je n’en sais rien. Moi-même, je n’en sais rien, alors… Je n’apprécie pas trop la façon dont Surâme nous manipule. »
Hushidh hocha la tête. « Ton esprit ne prendra peut-être pas de décision avant plusieurs jours, mais elle est déjà prise dans ton cœur. Tu rejettes Gaballufix. Et tu es attiré par Surâme.
— Ce n’est pas vrai, dit Nafai. Enfin, si, je suis attiré par Surâme ; Issib l’a accepté pour lui-même il y a longtemps et ses raisons sont valables. Ce serait encore plus dangereux de rejeter Surâme, même s’il manipule secrètement l’esprit des gens. Mais ça ne veut pas dire que je suis prêt à livrer l’avenir de Basilica aux délires de l’infime minorité de fanatiques et de visionnaires qui vivent dans la Fracture.
— Mais c’est nous qui sommes les plus proches de Surâme !
— Surâme est dans le cerveau de tout le monde, sur cette planète, rétorqua Nafai. On ne peut pas être plus proche que ça !
— Nous, nous choisissons Surâme, insista-t-elle. Et elle n’est évidemment pas dans le cerveau de tout le monde, car alors personne n’aurait commencé à porter la guerre dans des nations lointaines. »
L’espace d’un instant, Nafai se demanda si elle n’avait pas découvert elle aussi comment Surâme avait empêché si longtemps l’invention des chariots de guerre. Puis il comprit qu’elle se référait au septième codicille : « Tu n’auras pas de querelle avec la voisine de la voisine de ta voisine ; quand elle se dispute, reste chez toi et ferme ta fenêtre. » Depuis toujours, on interprétait cette phrase comme interdisant de passer des alliances contraignantes ou d’entamer des conflits avec des pays si éloignés que le résultat ne pouvait rien changer à la vie des citoyens. Mais aujourd’hui, Nafai et Issib connaissaient le but et l’origine de cette loi, et la façon dont Surâme l’avait gravée dans l’esprit des hommes. Toutefois, aux yeux d’Hushidh, c’était la loi elle-même qui avait évité des guerres impérialistes durant tant de millénaires. Peu lui importait que maintes nations eussent essayé de créer des empires et que seule l’absence de moyens de transport et de communication les en eût empêchées.
« Je ne suis pas dans votre camp, dit Nafai. On ne peut pas remonter le temps.
— Dans ce cas, répondit-elle, autant dire que nous n’existons déjà plus.
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