— C’est possible. Imaginons que Roptat gagne ; alors, quand les Potoku arriveront ici avec leur flotte, ils franchiront les montagnes et nous extermineront avant que les Têtes Mouillées ne parviennent chez nous. Et si c’est Gaballufix qui l’emporte, quand les Têtes Mouillées arriveront enfin, ils décimeront les Potoku avant de passer les montagnes et de nous exterminer en représailles.
— Eh bien, voilà ! dit Hushidh. Tu vois bien que tu es avec nous !
— Non, répondit Nafai. Parce que si le parti de la Cité maintient son blocage, Gaballufix – ou Roptat – va perdre patience et il y aura des morts. Et crois-moi, on n’aura pas besoin d’étrangers pour nous massacrer ; on s’en chargera tout seuls. Combien de temps crois-tu que les femmes gouverneront encore cette ville, s’il se déclenche une guerre civile entre deux hommes aussi puissants ? »
Hushidh détourna les yeux. « C’est vraiment ce que tu penses ?
— Je ne suis peut-être pas déchiffreur, dit Nafai, mais je m’y connais en histoire.
— Il y a tant de siècles que cette cité est une cité de femmes, un lieu de paix…
— Vous n’auriez jamais dû accorder le droit de vote aux hommes !
— Mais ça fait un million d’années qu’ils l’ont ! »
Nafai acquiesça. « Je sais. Tout ce qui se passe aujourd’hui… c’est la faute de Surâme. »
C’est alors qu’il comprit : Hushidh détournait le regard parce qu’elle avait les yeux pleins de larmes. « Elle est en train de mourir, n’est-ce pas ? » murmura-t-elle.
Nafai n’aurait jamais cru qu’on pût prendre la situation tellement à cœur, comme si Surâme était un parent, un être cher. Mais c’était peut-être le cas pour quelqu’un comme Hushidh. D’ailleurs, c’était la fille d’une Sauvage, d’une soi-disant sainte femme. On savait les enfants des Sauvages le plus souvent le fruit d’un viol ou d’un accouplement à la sauvette dans les rues de la cité, mais cela n’empêchait pas qu’on les baptisât « enfants de Surâme ». Peut-être Hushidh prenait-elle vraiment Surâme pour son père. Non, non, c’était impossible ; les femmes parlaient de Surâme au féminin. Et Hushidh savait pertinemment que sa mère était une Sauvage.
Pourtant, elle avait du mal à contenir ses larmes.
« Que veux-tu donc que je fasse ? demanda Nafai. Je ne sais pas à quoi joue Surâme ! Adresse-toi à ta sœur : comme tu l’as dit, c’est elle la sibylle !
— Surâme ne lui a pas adressé la parole de la semaine. À personne, d’ailleurs. »
Nafai resta interdit. « Même pas au lac ?
— Je savais qu’Issib et toi étiez très intimement reliés à Surâme tout au long de cette semaine. Elle vous faisait travailler dur, comme elle le fait avec Lutya et… et avec moi aussi, quelquefois. Les femmes vont dans l’eau, toujours plus nombreuses, mais elles n’en ramènent rien, sauf des rêves absurdes. Et elles ont peur. Je les ai prévenues, pourtant ; je leur ai dit : “Ce sont Nafai et Issib qui sont en contact avec Surâme, en ce moment. Donc elle n’est pas morte.” Alors, elles m’ont demandé… de me renseigner auprès de toi.
— De te renseigner à propos de quoi ? »
Les larmes d’Hushidh débordèrent enfin et coulèrent sur ses joues. « Je n’en sais rien, dit-elle, soudain pitoyable. À propos de ce qu’il faut faire. De ce que Surâme attend de nous. »
Nafai posa timidement la main sur son épaule pour la consoler. « Je l’ignore moi aussi, tu sais, dit-il. Tu as raison sur un point : Surâme se détraque, il s’épuise à la tâche. Mais je m’étonne quand même qu’il ait cessé d’envoyer das visions. Il est peut-être occupé ailleurs. Il est peut-être…
— Quoi ? »
Il secoua la tête. « Laisse-moi d’abord parler à Issib, d’accord ? »
Elle acquiesça en baissant la tête pour essuyer ses larmes. « Oui, je t’en prie. Moi, je n’arriverais pas à lui… à lui parler. »
Et pourquoi donc ? Mais Nafai ne posa pas la question. Ce qu’elle lui avait dit lui embrouillait trop l’esprit. Dire qu’Issib et lui avaient cru leurs recherches secrètes ! Et pendant ce temps, Hushidh claironnait à toutes les Basilicaines que Surâme les faisait trimer ! Pourtant, s’il avait bien compris, les femmes étaient dans le brouillard complet, tout comme eux : comment Issib et lui auraient-ils pu savoir pourquoi leurs visions avaient cessé ?
Nafai se rendit tout droit à la bibliothèque et répéta à son frère tout ce qu’il se rappelait de sa conversation avec Hushidh. « Voilà ce que je pense : imagine que Surâme ne soit pas aussi puissant qu’on le croit ; si les visions ont cessé, c’est peut-être qu’il ne peut pas à la fois s’occuper de nous et transmettre des visions, non ? »
Issib éclata de rire. « Arrête, Nyef ! On n’est quand même pas le centre du monde !
— Mais je ne plaisante pas ! De quelle puissance Surâme a-t-il besoin, en fait ? La plupart des gens sont tellement ignorants, stupides ou indécis que même s’ils pensaient à l’un des sujets interdits, ils n’en tireraient rien du tout ; à quoi bon les surveiller, dans ces conditions ? Donc, Surâme n’a finalement que peu de personnes à tenir à l’œil. Et même s’il ne les contrôle que de temps à autre, il a largement le temps de les détourner de leurs projets dangereux. Mais maintenant qu’il a commencé à s’affaiblir, tu as réussi à te désensibiliser à lui. C’était une course entre lui et toi, et c’est toi qui as gagné, Issib ! Et pendant tout ce temps-là, Surâme s’est concentré sur toi, sans envoyer de visions et sans surveiller personne. Pourtant tu progressais si lentement qu’il lui restait encore du temps.
— Mais avec nous deux, qui travaillions ensemble, dit Issib, ça l’a obligé à une concentration sans faille. Et il perd quand même… Ça signifie qu’il s’affaiblit encore.
— Alors voilà ce que je pense, Issib : en attirant sur nous toute son attention, on ne l’aide pas, on lui fait du mal. »
Issib éclata encore de rire. « C’est impossible, voyons ! C’est de Surâme qu’on parle en ce moment, je te signale, pas d’un prof en face d’une classe indisciplinée !
— Mais Surâme a déjà échoué une fois ; sinon, il ne serait pas question de chariots de guerre.
— Qu’est-ce qu’il faut faire, alors ?
— Tout arrêter, dit Nafai. Arrêter une journée, ne plus toucher aux sujets interdits, et voir si les gens recommencent à avoir des visions ou non.
— Tu crois vraiment qu’à nous deux, on a pris tellement du temps de Surâme qu’il ne peut plus envoyer de visions ? Qu’est-ce qui se passe pendant qu’on dort et qu’on mange, alors ? Il y a des temps morts, quand même !
— Peut-être qu’on l’a embrouillé, je ne sais pas. Peut-être qu’il s’affole parce qu’il se demande quoi faire de nous.
— D’accord, dit Issib. Dans ce cas-là, ne nous contentons pas de tout arrêter ; on va donner des conseils à Surâme ! Hein, pourquoi pas ?
— Oui, c’est vrai, pourquoi pas ? répondit Nafai. Ce sont des humains qui l’ont fabriqué, après tout.
— Enfin, on le suppose. C’est possible.
— Alors, on lui dit de cesser de perdre son temps à essayer de nous bloquer et de s’inquiéter parce qu’il n’y arrive pas ; on lui dit que ça ne sert à rien, parce que même si on pouvait penser sans difficulté à tous les sujets interdits du monde, on ne le dirait à personne et on n’essaierait pas de les mettre en pratique. D’accord ?
— D’accord.
— Jure-le, alors, Issib ! Je le jure, moi aussi. Je fais le serment – tu m’écoutes, Surâme ? – que nous ne sommes pas tes ennemis et que tu n’as donc pas à t’inquiéter de nous une seconde de plus. Retourne envoyer des visions aux femmes. Et utilise plutôt ton temps à empêcher de nuire les gens dangereux, les Têtes Mouillées, par exemple, Gaballufix, et Roptat aussi, sans doute. Et si tu n’arrives pas à les arrêter toi-même, dis-nous au moins comment le faire à ta place.
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