— Tu les as détruits ? s’écria Nafai, horrifié. Au lieu de faire des recherches sur eux ?
— Tu vois comme ça rend débile ? Et au moment où je finissais de les effacer, je me suis dit : “Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ?” Alors j’ai voulu appuyer sur la commande d’annulation, mais au lieu de ça, j’ai tapé sur la touche de confirmation, ce qui a complètement effacé la mémoire de sécurité, et pour finir, j’ai sauvegardé le nouveau fichier sur l’ancien.
— C’est trop compliqué pour être de la simple maladresse, dit Nafai.
— Exact. Je savais que c’était une erreur d’effacer ces mots, mais au lieu de réparer mon erreur et de les retrouver, je les ai détruits ; ils ont entièrement disparu.
— Et tu penses que c’est Surâme qui t’a fait faire ça ?
— Nafai, tu ne t’es jamais demandé qui est Surâme ? Et à quoi il sert ?
— Si, bien sûr.
— Moi aussi. Et maintenant, je le sais.
— À cause de ces mots ?
— Je n’ai pas réussi à les retrouver tous, mais j’ai retracé ce que j’ai pu de mes recherches et j’ai abouti à une liste de huit mots. Tu n’imagines pas le mal que ça m’a donné ; c’est que maintenant, j’y étais sensibilisé. Avant, j’avais dû simplement les oublier, tomber abruti en les lisant – comme Père quand il se trompait sur sa vision. C’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés sans définition sur ma première liste : je tombais en hébétude chaque fois que j’y pensais. Mais à présent, quand je les voyais, j’avais une impression d’étouffement, j’avais besoin d’air, il fallait que je sorte de la bibliothèque. Alors je m’obligeais à rentrer. Je n’avais jamais rien fait d’aussi difficile : je me forçais à rester à l’intérieur et à penser à l’impensable, à conserver à l’esprit des concepts que Surâme veut qu’on oublie, des concepts autrefois si courants que toutes les langues du monde ont eu des termes pour les désigner. D’anciens mots. Des mots perdus.
— Surâme nous cache des choses ?
— Oui.
— Quoi, par exemple ?
— Si je te le dis, Nafai, tu vas encore décrocher.
— Mais non !
— Mais si, répliqua Issib. Tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois que je ne me suis pas moi-même battu au cours de cette année ? Alors, tu imagines ma surprise hier soir quand Elemak nous a parlé d’un des interdits : les chariots de guerre.
— Interdits ? Pourquoi est-ce qu’ils seraient interdits ? On vient de les inventer !
— Tu vois ? Tu as déjà oublié : le mot “kolesnisha”.
— Ah oui ! C’est vrai. Non, ça, je m’en souviens.
— Mais tu ne t’en souviens que depuis que je te l’ai rappelé. »
C’est exact, songea Nafai. J’ai eu un trou de mémoire.
« Hier soir, vous étiez là, Elemak et toi, à discuter tranquillement de chariots de guerre, alors qu’il m’avait fallu des mois entiers avant d’arriver à étudier le terme “kolesnisha” sans hoqueter tout le temps.
— Mais nous n’avons pas prononcé ce mot.
— Ce que je veux dire, Nafai, c’est que Surâme est en train de se détraquer.
— Ce n’est pas nouveau, comme théorie.
— Mais elle est exacte, dit Issib. Surâme a certains concepts qu’il protège, auxquels il ne permet pas aux humains de réfléchir. Dans les dernières années, les Têtes Mouillées, tout à coup, sont devenus capables de réfléchir à un de ces concepts. Les Potoku également. Et nous aussi. Et hier soir, en écoutant Elemak en parler, je n’ai pas ressenti la moindre trace de panique.
— Mais Surâme m’a quand même fait oublier le mot “kolesnisha”.
— Simple effet résiduel. Tu t’en es souvenu à l’instant, non ? Nafai, Surâme a renoncé à nous écarter du concept de chariot de guerre. Après des millions d’années d’effort, il baisse les bras.
— Et le reste ? demanda Nafai. Quels sont les autres concepts ?
— Il n’a pas encore renoncé sur ce point. Et tu m’as l’air très sensible à Surâme, Nyef. Je ne sais pas si je peux t’en parler, ni si tu t’en souviendrais cinq minutes plus tard si je te le disais.
— En somme, j’ai le droit de savoir que Surâme nous cache des choses, mais pas lesquelles, parce que Surâme m’empêche encore de les connaître, c’est bien ça ?
— C’est bien ça.
— Mais alors, pourquoi Surâme n’empêche-t-il pas les gens de penser au meurtre ? Et aussi à la guerre, au viol et au vol ? S’il a ce pouvoir, pourquoi n’en fait-il pas quelque chose d’utile ? »
Issib hocha la tête, songeur. « C’est vrai, ce n’est pas juste. Mais j’y ai réfléchi – j’ai eu toute une année pour ça – et voici la meilleure explication que j’aie trouvée : Surâme ne veut pas nous empêcher d’être humains, et ça comprend toutes les saloperies que nous sommes capables de nous faire les uns aux autres. Il cherche seulement à maintenir au plus bas l’échelle de nos saloperies. Toutes ces choses qui sont interdites… comment te dire ça sans te faire décrocher ?… si nous possédions encore les machines que décrivent les mots perdus, tous nos actes auraient une plus grande portée, les armes feraient plus de dégâts, et tout se déroulerait beaucoup plus vite.
— Le temps s’accélérerait ?
— Non », répondit Issib. Il choisissait manifestement ses mots avec soin. « Imagine… imagine que les Gorayni puissent transporter cinq mille hommes de Yabrev à Basilica en un jour.
— Ne me fais pas rigoler !
— Mais s’ils en étaient capables ?
— On serait fichus, évidemment.
— Pourquoi ça ?
— On n’aurait pas le temps de mettre une armée sur pied, tiens !
— Donc, si nous savions que d’autres nations en sont capables, il faudrait entretenir une armée permanente, d’accord ? juste pour le cas où quelqu’un nous attaquerait subitement.
— Je suppose, oui.
— Et maintenant, sachant ça, imagine que les Gorayni trouvent le moyen d’acheminer, non pas cinq mille, mais cinquante mille soldats chez nous, et pas en un jour, mais en six heures.
— Impossible.
— Et si je te disais que ça a été fait ?
— Le pays qui pourrait faire ça serait le maître du monde !
— Exactement, Nyef, sauf si toutes les autres nations avaient la même capacité. Mais quel genre de monde est-ce que ça donnerait ? Ce serait comme s’il avait rapetissé, comme si chacun vivait tout contre son voisin. Une nation cruelle, violente et dominatrice comme celle des Gorayni pourrait dépêcher ses armées aux portes de n’importe quel pays ; si bien que les autres nations du monde seraient obligées de s’allier pour l’en empêcher. Et dans une guerre, au lieu de quelques milliers de morts, il y aurait un million, dix millions de victimes…
— C’est donc à cause de ça que Surâme nous empêche de réfléchir à… à des moyens rapides… de transporter beaucoup de soldats d’un endroit à un autre.
— Ç’a été difficile à dire, hein ?
— Je n’arrêtais pas de… Mon esprit s’égarait tout le temps.
— C’est un concept difficile à garder à l’esprit, et pourtant tu ne penses à rien de précis.
— C’est exaspérant, dit Nafai. Et tu ne peux même pas me dire comment quelqu’un a réussi un coup pareil : j’ai déjà du mal à me rappeler le concept lui-même. J’ai horreur de ça !
— Je ne crois pas que Surâme ait l’habitude qu’on y fasse attention. À mon avis, le simple fait que tu sois capable d’imaginer des concepts inimaginables indique que Surâme est en train de lâcher la rampe.
— Issya, je ne me suis jamais senti aussi impuissant ni aussi stupide de toute ma vie !
— Et il ne s’agit pas que de guerres et d’armées, dit Issib. Tu te rappelles les histoires de Klati ?
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