Comment diable peuvent-elles diviser ça en douze quartiers ? Dans certains, il ne doit pas y avoir plus de trois femmes, qui deviennent sans doute conseillères à tour de rôle.
Et hors de la ville, dans les box minuscules et hors de prix où étaient forcés de vivre les hommes célibataires et sans famille, il n’existait aucun recours légal pour exiger un traitement plus juste, pour faire appliquer les lois qui protégeaient les hommes seuls contre leurs propriétaires, contre les femmes dont les promesses s’évanouissaient avec leur intérêt pour eux, ou même contre les violences de leurs voisins. L’espace d’un instant, les yeux fixés sur la végétation indisciplinée de la Fracture, Nafai comprit comment un Gaballufix parviendrait facilement à réunir des hommes autour de lui et les pousser à se battre pour un peu de pouvoir, dans cette cité où les femmes les émasculaient chaque jour, à chaque heure de leur vie.
Puis le vent eut une saute et le nuage se déplaça ; il y eut un miroitement de lumière : un reflet sur le lac, non pas au centre de la Fracture, dans sa partie la plus profonde, mais plus haut, plus loin. Instinctivement, Nafai détourna les yeux. Défier sa Mère et s’approcher de la balustrade, c’était une chose, mais de là à oser regarder le lac sacré où les femmes rendaient leur culte… Ce qui devenait clair dans toute cette affaire, c’est que Surâme était sans doute bien réel. Inutile de s’attirer ses foudres pour la satisfaction stupide d’apercevoir un lac par-dessus la rambarde du portique de Mère.
Nafai s’arracha donc à sa contemplation et contourna rapidement l’écran, tout en se sentant parfaitement ridicule. Et si on me surprenait là ? Eh bien, quoi ? Non, non, le jeu n’en valait pas la chandelle. Il avait mieux à faire que de défier Mère. Si elle refusait d’écouter ses craintes au sujet de Père, il devrait se débrouiller seul. Mais d’abord, il fallait en savoir plus, sur Gaballufix, Surâme, sur tout.
Il envisagea un instant d’aller trouver Luet pour l’interroger. Elle était spécialiste de Surâme, non ? Elle avait des visions tout le temps, pas seulement une fois, comme Père. Elle pourrait sûrement lui expliquer tout cela.
Mais c’était une femme, et Nafai savait qu’il n’obtiendrait aucune aide des femmes. Au contraire : on apprenait dès l’enfance aux Basilicaines à opprimer les hommes et à les avilir. Luet se moquerait de lui et puis elle irait répéter ses questions à Mère.
S’il pouvait donner sa confiance à quelqu’un, c’était aux hommes – et encore, à bien peu d’entre eux, puisque le danger que courait Père venait du parti de Gaballufix. Peut-être qu’il pourrait s’assurer l’aide de ce Roptat dont Elya avait parlé ? Ou alors, commencer par découvrir ce que manigançait Surâme.
Issib ne bondit pas de joie en le voyant. « Je suis occupé ; je ne veux pas qu’on me dérange.
— C’est la bibliothèque de la maison, ici, dit Nafai. On y vient toujours quand on a des recherches à faire.
— Tu vois ? Tu me déranges déjà !
— Hé là, je n’ai rien dit, moi ! C’est toi qui as commencé à me chercher des poux dès l’instant où je suis entré !
— J’espérais que tu t’en irais.
— Impossible. C’est Mère qui m’envoie. » Nafai s’approcha d’Issib qui lui tournait le dos, flottant confortablement devant son écran d’ordinateur. Une trentaine de pages de texte y apparaissaient, mais comme chacune ne comptait que quelques mots, Nafai put lire presque tout d’un seul coup d’œil. On eût dit un jeu de solitaire, dont Issib se contentait de déplacer des pièces sur l’écran.
Ces pièces étaient des mots tirés de langues bizarres. Ceux que Nafai reconnut se révélèrent très anciens.
« C’est quoi, comme langue ? » demanda-t-il en indiquant un mot.
Issib soupira. « C’est vraiment sympa de ne pas me déranger !
— C’est quoi ? Une forme archaïque de vijati ?
— Gagné. C’est du slucajan, qui dérive de l’obilazati, la forme originelle du vijati. C’est une langue morte, aujourd’hui.
— Je lis le vijati, tu sais ?
— Moi pas.
— Ah ? Alors, tu te spécialises dans des langues anciennes et inconnues que plus personne ne parle, à commencer par toi ?
— Je n’essaye pas de les apprendre, je cherche des mots perdus.
— Mais si une langue est morte, tous ses mots sont perdus, non ?
— Je parle de mots qui avaient un certain sens, un sens qui a disparu ou qui ne survit que dans des expressions idiomatiques. Par exemple, “danser comme un éléphant”». Tu sais ce que c’est, toi, un éléphant ?
— Non. J’ai toujours cru que c’était une espèce d’oiseau, très gracieux.
— Raté. C’est un ancien mammifère, qui n’a existé que sur Terre, je crois, et qu’on n’a jamais acclimaté chez nous. Ou alors, il s’est éteint tout de suite. C’était un animal beaucoup plus grand qu’un homme et très puissant. Mais herbivore.
— Et tu dis qu’il dansait ? Un éléphant ?
— Mais non ! L’expression s’appliquait à quelqu’un de maladroit et de ridicule. Comme un chien qui marcherait sur les pattes de derrière, si tu veux.
— Mais aujourd’hui, elle veut dire juste le contraire. C’est bizarre. Comment ça se fait ?
— C’est qu’il n’existe plus d’éléphants de nos jours. Le sens était évident autrefois, parce que tout le monde savait à quoi ressemblait un éléphant et qu’un éléphant qui danse, c’est maladroit. Mais quand ils ont disparu, le sens s’est retrouvé sans support. Maintenant, on s’en sert pour désigner quelqu’un de très adroit à se tirer d’une situation sociale gênante. C’est le seul cas où l’on utilise encore le mot “éléphant”. Et beaucoup de gens l’orthographient mal.
— Génial ! Tu travailles à un projet linguistique ?
— Non.
— Alors, à quoi ça sert, tout ça ?
— Ça me sert à moi.
— Tu recueilles de vieux idiomes, c’est ça ?
— Des mots perdus.
— Comme “éléphant” ? Mais le mot n’est pas perdu, Issya. Ce sont les éléphants qui ont disparu !
— Très bien, Nyef. Tout l’honneur de la découverte te revient. Maintenant, va-t’en.
— Ce ne sont pas des mots perdus que tu recherches, mais des mots qui ont perdu leur signification parce que les choses qu’ils désignaient n’existent plus. »
Issya tourna lentement la tête vers Nafai. « Ne me dis pas qu’il t’est poussé un cerveau ? »
Nafai désigna l’écran. « “Kolesnisha ”. C’est un terme kunic. Tu as la traduction ici : chariot de guerre. Plus personne ne parle le kunic depuis dix millions d’années. C’est une langue uniquement écrite aujourd’hui. Or, ces gens-là avaient un mot pour désigner le chariot de guerre, qu’on vient pourtant juste d’inventer. Ça veut dire qu’il existait des chariots de guerre il y a très longtemps de ça. »
Issib se mit à rire, d’un rire bas mais qui dura longtemps.
« Quoi ? Je me trompe ? demanda Nafai.
— Je suis sidéré, c’est tout. Sidéré par l’évidence. Même toi, tu regardes un écran d’ordinateur et tu comprends tout, d’un seul coup. Alors, pourquoi personne ne l’a-t-il remarqué avant ? Pourquoi personne n’a-t-il remarqué que nous possédions déjà le mot « chariot » et que nous savions tous ce qu’il signifie, alors que, pour autant qu’on le sache, il n’y a jamais eu aucun chariot nulle part dans le monde ? Jamais.
— C’est vrai, c’est curieux.
— Ce n’est pas curieux, c’est effrayant ! Regarde ce qui se passe avec les Têtes Mouillées et leurs chariots, leurs “kolesnishety”. Ça leur donne un avantage crucial à la guerre. Ils sont en train de bâtir un véritable empire ; il ne s’agit pas d’un simple système d’alliances, mais bel et bien du contrôle de nations situées à six journées de voyage de leur cité. Alors, si des chariots de guerre réussissent un coup pareil, et si les gens les connaissaient il y a quelques millions d’années, comment diable se fait-il que nous ayons oublié ce que c’était ? »
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