— Alors, comme ça, votre plan secret est si bien connu qu’il existe déjà un parti mené par ce Roptat qui essaye de le faire capoter ?
— Ce n’était pas secret à ce point-là, quand même, dit Elemak. Il n’y a ni complot ni conjuration. Il y a simplement des gens de bonne volonté qui veulent faire quelque chose dans l’intérêt vital de Basilica, et quelques traîtres qui se démènent pour les en empêcher. »
Manifestement, Elemak avait une vue très partiale des choses, et Nafai se sentit obligé de proposer un autre point de vue :
« À moins que ce ne soient, d’un côté, de sales profiteurs qui placent notre cité dans une situation extrêmement dangereuse pour s’enrichir, et de l’autre, quelques personnes de bonne volonté qui s’efforcent de sauver Basilica en leur mettant des bâtons dans les roues. Mais c’est une simple possibilité, que je ne fais que suggérer. »
Elemak était furieux. « Les gens qui travaillent à ce projet sont déjà si riches qu’ils n’ont sûrement pas besoin de plus. Et ce que je ne comprends pas, c’est comment un « savant » de quatorze ans qui n’a jamais été obligé de travailler comme un homme peut tout d’un coup avoir des opinions sur des problèmes politiques dont il ignorait jusqu’à l’existence il y a encore dix minutes !
— Je posais une question, c’est tout, dit Nafai. Je ne t’accusais de rien.
— Et pour cause ! répliqua Elemak. Je ne suis pas dans le projet !
— Évidemment, fit Nafai. Puisque c’est un projet secret.
— J’aurais dû te faire sauter toutes les dents ce matin ! »
Pourquoi fallait-il toujours que ça finisse par des menaces ? « Tu fais sauter les dents à tous ceux qui te posent des questions auxquelles tu ne sais pas répondre ?
— Ça ne m’est encore jamais arrivé, répondit Elemak en se levant. Mais cette fois-ci, je vais rattraper le temps perdu !
— Arrêtez ! cria Issib. Vous trouvez qu’on n’a pas assez de problèmes comme ça ? »
Elemak hésita, puis se rassit. « Ah ! Je ne devrais pas le laisser me mettre en boule. »
Nafai reprit son souffle. Il l’avait retenu sans s’en rendre compte.
« Ce n’est qu’un gosse ; que peut-il savoir ? ajouta Elemak. C’est Père qui devrait se montrer un peu plus avisé. Il agace beaucoup de gens. Des gens très dangereux.
— Tu veux dire qu’ils le menacent ? demanda Nafai.
— Personne ne menace personne. Ce serait grossier. Non, simplement, ils… ils s’en font à cause de Père.
— Mais si tout le monde se moque de Père, pourquoi s’inquiéter de ce qu’il dit ? C’est plutôt de ce Roptat qu’ils devraient se méfier, j’ai l’impression.
— C’est à cause de cette histoire de vision, répondit Elemak. De Surâme. La plupart des hommes ne prennent pas ça trop au sérieux, mais les femmes… le conseil de la cité… et ta Mère ne fait rien pour arranger les choses.
— Ou bien elle fait tout pour les arranger, au contraire ; ça dépend du camp dans lequel tu te places.
— Exact », dit Elemak. Il se leva de table, mais cette fois son attitude n’avait rien de menaçant. « Je vois bien ton camp à toi, Nyef, et je dois te prévenir que si on laisse à Père les coudées franches, on se retrouvera tous dans les chaînes gorayni.
— Qu’est-ce qui t’en rend si sûr ? Surâme t’a envoyé une vision ou quoi ?
— J’en suis sûr, mon petit demi-ami (Nafai ne releva pas l’allusion à leur lien de parenté), parce que je comprends les choses. Quand tu grandiras, tu verras peut-être ce que je veux dire par là. Mais je n’y crois pas beaucoup. » Et Elemak quitta la cuisine.
Issib soupira. « Est-ce qu’il y a des gens qui s’aiment vraiment dans cette famille ? »
La nourriture était trop cuite, mais Nafai n’en avait cure. Il tremblait si fort qu’il eut du mal à porter son plateau jusqu’à la table.
« Pourquoi est-ce que tu trembles ?
— Je n’en sais rien, répondit Nafai. J’ai peur, peut-être.
— D’Elemak ?
— Pourquoi aurais-je peur de lui ? demanda Nafai. Ah oui, parce qu’il pourrait me briser le cou entre deux doigts.
— Alors, pourquoi persistes-tu à le provoquer ?
— J’ai peut-être peur pour lui aussi.
— Pourquoi ça ?
— Tu ne trouves pas ça drôle, Issib ? Elya nous raconte que Père est menacé par des gens puissants – mais sa solution, ce n’est pas de dénoncer ces gens, c’est d’essayer d’empêcher Père de parler.
— Personne n’est rationnel, dans cette affaire.
— Tu sais, je m’y entends, en politique, en fait, reprit Nafai. Je passe mon temps à étudier l’histoire. Il y a longtemps que j’ai dépassé le niveau de la classe. Je sais parfaitement comment débutent les guerres et qui les gagne. Et le plan d’Elya est le plus débile que je connaisse. Potokgavan n’a pas une chance de protéger efficacement notre région, et aucune raison valable de le faire. Voilà ce qui va se passer : les Potoku vont envoyer une armée ici, provoquer les Gorayni qui attaqueront, et à ce moment-là, ils se rendront compte qu’ils ne peuvent pas gagner ; alors, ils rentreront chez eux, dans leur plaine inondable où les Têtes Mouillées ne pourront pas les atteindre, et ils nous laisseront, nous, supporter la colère des Gorayni. Construire des chariots de guerre pour eux va nous mener à la catastrophe, c’est absolument évident : il faut être complètement aveuglé par la cupidité pour soutenir une idée pareille. Et si Surâme demande à Père de s’opposer à la fabrication des chariots, eh bien, Surâme a raison !
— Il doit être bien soulagé d’avoir ton approbation, j’en suis sûr.
— C’est normal, j’aime rendre service.
— Nafai, tu n’as que quatorze ans.
— Et alors ?
— Alors, Elemak n’a pas envie d’entendre ça de ta bouche.
— Toi non plus, si je ne me trompe pas ?
— Je suis à plat. La journée a été longue. » Et Issib sortit de la cuisine.
Nafai se mit enfin à table et s’aperçut avec dépit qu’il n’avait pas d’appétit. « Laisse tomber », se dit-il. Il jeta la nourriture aux égouts et plaça l’assiette dans le casier à laver.
Puis il traversa la cour pour regagner sa chambre ; la nuit était déjà froide : la proximité du désert provoquait de brusques chutes de température au coucher du soleil. Nafai tremblait toujours, sans savoir pourquoi. Ce n’était pas à cause de la vision qu’avait reçue Père, la destruction du monde, ni de la guerre que connaîtrait sans doute Basilica si l’alliance imbécile avec Potokgavan était maintenue. C’étaient là de vrais dangers, certes, mais lointains. Et ce n’était pas non plus à cause des menaces d’Elemak : il les avait toujours connues.
Il tremblait encore en se couchant sur sa natte, bien qu’il ne fit pas froid dans sa chambre. C’est alors qu’il comprit enfin ce qui le tracassait : Elemak avait mentionné que Gaballufix avait négocié le prix des chariots auprès des Potoku. Donc, le projet avait le soutien de Gaballufix : en effet, qui d’autre que le chef du clan pouvait se permettre d’engager les Palwashantu dans une voie aussi dangereuse sans même consulter le conseil ? Et par conséquent, lorsqu’Elemak mettait Père en garde contre les ennemis qu’il se faisait, il était raisonnable de supposer qu’il parlait de Gaballufix.
Gaballufix, chez qui Elemak s’était secrètement rendu aujourd’hui même !
Envers qui Elemak était-il loyal ? Envers Père ? Ou bien son demi-frère Gaballufix ? Manifestement, Elya trempait dans ce projet de chariots de guerre. Dans quoi d’autre était-il encore mouillé ? Les gens dangereux ne profèrent pas de menaces, avait-il dit ; que faisaient-ils alors ? Des plans ? Elya était-il donc mêlé à un plan dirigé contre Père, et ses insinuations tentaient-elles d’éloigner Père pour le protéger ?
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