— Non, reprit Elemak, je veux dire que tout le monde ne se moque pas de lui.
— Ça ne durera pas, si cette satire fait long feu. J’en ai vu une répétition ; Meb était vraiment très bon. Naturellement, comme il s’agissait de Père, il a laissé tomber, mais je crois qu’il a un vrai talent. Vous saviez qu’il chantait ? »
Elemak lui lança un regard méprisant. « Tu es vraiment superficiel, Nyef, ou tu fais semblant ?
— Oui, répondit Nafai. Je suis superficiel, mon vieux, tellement que votre embarras n’a pour moi aucune importance, si Père a vraiment eu cette vision.
— Mais nous savons bien qu’il en a eu une, dit Elemak. Le problème, c’est ce qu’il en fait.
— Eh bien, quoi ? Surâme lui envoie une vision pour l’avertir de la destruction du monde, et il devrait la garder pour lui ?
— Fiche-nous la paix et mange, ordonna Elemak.
— Il raconte à tout le monde que Surâme veut que nous en revenions aux anciennes lois, dit Issib.
— Lesquelles…
— Toutes.
— Non, je voulais dire : tu en connais qu’on ne suit pas déjà ? »
Elemak n’y alla par quatre chemins. « Père s’est présenté au conseil clanique et s’est élevé contre notre décision de collaborer avec Potokgavan dans sa guerre contre les Têtes Mouillées.
— Contre qui ?
— Les Gorayni. Les Têtes Mouillées. »
Ce surnom venait de l’habitude des Gorayni de porter les cheveux longs et dégouttants d’huile parfumée. Mais c’étaient des guerriers réputés pour leur sauvagerie : ils considéraient comme déshonorés les prisonniers qui se rendaient à eux sans blessure grave et les massacraient. « Mais ils vivent à des centaines de kilomètres au nord de chez nous, se récria Nafai, et les Potoku sont loin au sud-est ; pourquoi est-ce qu’ils se battraient ?
— Qu’est-ce qu’on t’apprend donc à ta petite école ? demanda Elemak. Les Potoku ont étendu leur protection sur toute la plaine côtière jusqu’au fleuve Mochai.
— Ah, d’accord. Leur protection contre quoi ?
— Contre les Gorayni, Nafai. Nous, on est entre les deux. Ça s’appelle de la géographie.
— Je connais ma géographie, dit Nafai. Mais je ne vois pas pourquoi il y aurait la guerre entre les Gorayni et les Potoku, et si elle se déclenchait, comment ils feraient pour se battre : Potokgavan possède une flotte – mieux que ça : leurs maisons sont des bateaux – mais comme Goraynivat n’a pas d’accès à la mer…
— N’avait pas d’accès. Maintenant, ils ont annexé Usluvat.
— Ah, ça, j’ai dû le savoir…
— Oh, je n’en doute pas, dit Elemak. Les Gorayni ont des chariots tirés par des chevaux. Tu as entendu parler de ça ?
— Des roues, fit Nafai pensivement. Des chevaux qui tirent des boîtes à la bataille, avec des hommes dedans.
— Et qui transportent de quoi nourrir toute une armée durant une longue marche. Une très longue marche. Ces chariots à chevaux sont en train de tout changer. » Le ton d’Elemak était soudain devenu enthousiaste. Il y avait des années que Nafai n’avait pas vu Elya s’exciter autant. « Je vois d’ici le jour où on élargira la route de la Corniche, celle des Plaines, et la rue des Marchés pour permettre aux fermiers d’apporter leurs produits jusqu’ici avec des chariots de ce genre, qui déplacent dix fois plus de poids : un homme, deux chevaux et un chariot peuvent transporter autant qu’une dizaine d’hommes et vingt chevaux actuellement. Le prix des denrées qui chute ; le coût du transport de nos produits qui tombe encore plus bas… ça rapporte, tout ça. Je vois des routes qui s’étendent sur des centaines de kilomètres, à travers le désert… moins d’animaux dans nos caravanes, moins de vivres à traîner et moins de problèmes pour trouver de l’eau au cours des voyages. Le monde rapetisse, et voilà que Père essaye de l’en empêcher !
— Et le rapport avec sa vision, dans tout ça ?
— Eh bien, les vieilles lois de Surâme, justement ! Les roues sont interdites, sinon pour les engrenages et les jouets. Ce serait un sacrilège, une abomination. Tu te rends compte qu’on connaît le principe du chariot depuis des millénaires et que personne, je dis bien personne, n’en a jamais construit un ?
— Jusqu’à présent, dit Issib.
— Il y avait peut-être une bonne raison pour ça, murmura Nafai.
— La superstition ! La voilà, la raison, rétorqua Elemak. Mais maintenant, nous avons l’occasion de construire deux cents chariots, payés par Potokgavan qui nous en fournit les plans ; et le prix que Gaballufix a négocié est assez élevé pour que nous puissions en fabriquer deux cents autres pour nous-mêmes.
— Et pourquoi donc les Potoku ne font-ils pas leurs chariots eux-mêmes ?
— Parce qu’ils viennent ici en bateau, répondit Elemak. Plutôt que de les fabriquer à Potokgavan, puis de les transporter ici par mer, ils ont préféré que les chariots attendent sagement que leurs soldats arrivent chez nous.
— Mais pourquoi chez nous ?
— Parce que c’est ici qu’ils vont tracer la ligne de démarcation : interdiction aux Gorayni d’aller plus loin, sous peine d’affronter la colère des Potoku. Et puis, ne cherche pas à comprendre, Nafai, ce sont des histoires d’adultes.
— Moi, j’ai l’impression que Père fait bien d’essayer d’arrêter tout ça pour des raisons de principes, dit Nafai. C’est vrai : si les Gorayni s’aperçoivent que nous construisons des chariots pour les Potoku, est-ce qu’ils ne vont pas envoyer une armée pour nous en empêcher ?
— Ils n’en sauront rien avant qu’il ne soit trop tard.
— Et pourquoi donc ? Basilica est si douée que ça pour garder les secrets ?
— Même s’ils s’en aperçoivent, Nyef, les Potoku seront ici pour empêcher leurs représailles.
— Mais si les Potoku ne venaient pas, c’est-à-dire si nous ne fabriquions pas de chariots pour eux, les Gorayni ne chercheraient pas à exercer de représailles ! »
Elemak posa le front contre la table, pour bien montrer qu’il désespérait d’expliquer quoi que ce soit à Nafai.
« Le monde change, dit Issib. Nous avons l’habitude de guerres qui ne sont que des querelles locales. Mais les Gorayni ont modifié tout ça : ils s’emparent de pays qui ne leur ont jamais fait de mal. »
Elemak poursuivit son argumentation. « Un jour ou l’autre, ils arriveront chez nous, que les Potoku soient ici ou non pour nous protéger. Personnellement, je préfère laisser les Potoku se battre à ma place.
— Je n’arrive pas à croire qu’il se passe tant de choses sans que personne en parle à Basilica, dit Nafai. Je n’ai pourtant pas les oreilles ensablées, mais je n’ai encore entendu aucune allusion à la construction de chariots pour Potokgavan. »
Elemak hocha la tête. « C’est un secret. Enfin, c’en était un avant que Père ne l’évoque devant le conseil clanique tout entier.
— Ça veut dire qu’on faisait tout ça sans que le conseil soit au courant ?
— C’était un secret, je te dis, répondit Elemak. Combien de fois faut-il que je le répète ?
— Donc, quelqu’un allait faire tout ça au nom de Basilica et du clan Palwashantu, sans consulter personne au conseil clanique ni au conseil de la cité ? »
Issib eut un rire sans joie. « Dit comme ça, c’est plutôt bizarre, en effet !
— Ça n’est pas du tout bizarre, rétorqua Elemak. À ce que je vois, tu es déjà passé du côté de Roptat !
— Qui est-ce, Roptat ?
— C’est un Palwashantu de l’âge d’Elya, répondit Issib, qui a profité de ces histoires de guerre pour se bâtir une réputation de prophète. Pas comme Père : aucune vision ne lui vient de Surâme, lui, mais il écrit des prophéties ; quand tu les lis, tu as l’impression qu’un requin t’arrache la jambe. Et il parle exactement comme toi.
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