Pourquoi est-ce qu’il ne viendrait jamais à l’idée de personne de dire que l’humanité est un ramassis de sales bites parce que c’est de là que nous sortons tous ? Non mais franchement, personne ne dirait jamais, jamais, un truc pareil — sans blague.
Et voici pourquoi : l’homme est supérieur. L’homme — l’humanité (oui, oui, les bonnes femmes n’ont pas tardé à s’y mettre aussi !) contient ce besoin dévorant, ce truc pervers, bien enraciné, le besoin de se sentir supérieure. Bien sûr, ça ne devrait pas gêner la minuscule minorité de gens vraiment supérieurs, mais en revanche, qu’est-ce que ça tarabuste la majorité régnante, qui ne l’est pas le moins du monde, elle, supérieure ! S’il vous est vraiment impossible d’exceller en quoi que ce soit, la seule façon qui vous reste de prouver que vous êtes supérieur, c’est de transformer quelqu’un en inférieur. C’est ce besoin dévastateur de l’humanité qui, depuis la préhistoire, a conduit l’homme à manger la soupe sur la tête de son voisin, les nations à asservir d’autres nations, les races à piétiner les autres races. Mais c’est aussi ce que les hommes n’ont cessé de faire aux femmes.
Est-ce qu’ils les ont vraiment trouvé réellement inférieures, à l’origine — d’où leur serait venue cette manie de vouloir se sentir supérieurs au reste du monde — aux autres races, aux autres religions, aux autres cultures, nationalités et professions ?
Ou si ce fut le contraire ? Les hommes ont-ils placé les femmes dans une situation d’infériorité pour la raison qui les poussait à dominer les autres hommes ? Où est la cause ? Où fut l’effet ?
Et puis… si ce n’avait été que de l’auto-défense ? Les femmes ne domineraient-elles pas les hommes si on leur en donnait l’occasion ?
N’est-ce pas ce qu’elles ont précisément entrepris ?
N’y sont-elles pas déjà parvenues, dans Bégonia Drive ?
Il baisse les yeux sur la main de Karen dans la lumière de la lune. Quand il a vu cette main pour la première fois, elle avait une heure… Et ce dont il fut frappé, comme d’un coup de tonnerre, ce fut, allez savoir pourquoi ! la perfection des ongles ; si petits ! si petits ! si parfaits ! Est-ce ta petite main qui saisira les rênes, qui tirera les ficelles, Karen ? Es-tu venue dans un monde qui, au fond, te méprise, Karen ?
L’amour paternel l’emplit tout entier. Et sans bouger, planté là, il se voit sous les traits éclatants d’un chevalier sans peur, dressé entre les fils de con nés de la fange et son enfant.
* * *
— Nassiv…
Le Ledom qui se tenait, rayonnant de plaisir, à côté de Charlie devant la statue de céramique, lui sourit et répondit :
— Oui ?
— Puis-je te poser une question ?
— Toutes celles que tu voudras…
— Je peux te demander le secret, Nassiv ? Ou est-ce que c’est mal ?
— Non, je ne crois pas…
— Si jamais je passe les bornes, puis-je compter sur toi pour me le faire savoir sans le prendre en mauvaise part ? Je suis un étranger ici.
— Vas-y.
— C’est à propos de Philos.
— Ah !
— Pourquoi est-ce que tout le monde ici est si dur avec Philos ? Non, laisse-moi rectifier le tir, c’était trop fort. Je voulais simplement dire que tout le monde semble désapprouver… non pas tant lui-même que… quelque chose le concernant.
— Mmmm, dit Nassiv, je ne crois pas que cela ait beaucoup d’importance.
— Alors, tu ne vas pas me le dire, c’est ça ? Il y eut un silence bien raide. Puis Charlie reprit : Je suis censé apprendre tout ce que je peux sur Ledom. En toute honnêteté, penses-tu, oui ou non, que la réponse à ma question contribuerait tant soit peu à ma compréhension de Ledom ? En m’en faisant découvrir quelque chose qui cloche… À moins que je ne sois censé vous juger uniquement d’après… (il indiqua la gigantesque céramique)… ce que vous-mêmes pensez posséder de meilleur ?
Comme ç’avait déjà été le cas avec Philos, Charlie put contempler le spectacle d’un Ledom rendant les armes sans l’ombre d’une discussion. Selon toute apparence, la vérité produisait sur ces gens un effet véritablement foudroyant.
— Tu as parfaitement raison. Je n’aurais même pas dû hésiter mais, par loyauté vis-à-vis de Philos, je dois, à mon tour, te demander le secret. Après tout, cela regarde Philos, ce sont ses affaires et pas plus les miennes que les tiennes.
— Je ne lui ferai pas savoir que je sais.
— Dans ce cas… Philos se tient un peu à l’écart de nous tous, il est un peu différent. Pour commencer, il est réservé, presque secret — d’une certaine façon, c’est utile : il a accès à bien des choses qu’il vaut mieux que le reste d’entre nous ne connaisse pas. Mais on sent bien que c’est chez lui… un goût, un choix, tandis que pour un Ledom normal, la réserve dans un tel cas serait un devoir, un devoir pénible même.
— Ça ne paraît quand même pas une raison pour…
— Oh, mais ce n’est pas tout ! L’autre aspect des choses — qui est peut-être lié au premier — c’est qu’il refuse de se marier.
— Mais, ce n’est pas une obligation, je crois ?
— Non, bien sûr, pas le moins du monde ! (Nassiv s’humecta les lèvres.) Mais Philos se conduit comme s’il était toujours marié.
— Comment ça, toujours ?
— Il était marié avec Froure. Ils allaient avoir des enfants. Un jour, ils ont fait une promenade jusqu’au bord du ciel (Charlie comprit le sens de cette phrase étrange) et il y a eu un accident. Un éboulement de rochers. Ils sont restés ensevelis pendant des jours. Froure est mort. Philos a fait une fausse couche.
Charlie se souvint que Philos avait parlé des « hurlements d’un Ledom pris dans un éboulis ».
— Philos a eu beaucoup de chagrin… c’est quelque chose que nous pouvons tous comprendre. Nous aimons beaucoup, nous aimons de bien des manières. Pour notre compagnon, nous éprouvons un amour très profond et nous sommes donc en mesure de comprendre la nature de ce genre de douleur. Mais pour nous, aussi fondamental que l’amour, il y a le besoin d’aimer les vivants et non les morts. Cela nous met… mal à l’aise… d’être en compagnie de quelqu’un qui s’interdit d’aimer librement les vivants pour être fidèle à un mort. C’est… pathologique.
— Il s’en remettra peut-être.
— Cela s’est produit il y a bien des années, dit Nassiv en secouant la tête.
— Si c’est réellement pathologique, ne pouvez-vous le soigner ?
— S’il était d’accord, nous le pourrions. Mais dans la mesure où ce travers ne cause jamais qu’un assez léger malaise à certains d’entre nous, il est libre de le conserver s’il le désire.
— Je comprends maintenant la petite plaisanterie de Mielwiss.
— Laquelle ?
— Il m’a dit : « il est unique en son genre ! », mais c’était entendu comme une plaisanterie.
— Ça ne me paraît guère digne de Mielwiss, dit Nassiv sèchement.
— Digne ou pas, cela aussi est confidentiel…
— Bien entendu… Et maintenant… Tu as l’impression de nous connaître mieux ?
— Non, mais j’ai le sentiment que j’y parviendrai.
Ils échangèrent un sourire avant de rentrer dans la maison rejoindre les autres. Philos était en pleine conversation avec Grocide, et Charlie fut aussitôt convaincu qu’ils parlaient de lui. Ce que Grocide lui confirma en disant :
— Philos m’apprend que tu es sur le point de prononcer ton jugement sur nous.
— Pas vraiment, corrigea Philos en riant, je lui disais seulement que je t’ai communiqué à peu près tout ce que je sais. Le temps qu’il te faudra pour en tirer des conclusions dépend entièrement de toi.
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