— Dégage de là, garçon !
L’homme parlait en anglais, mais d’une voix chantante dépourvue de l’accentuation habituelle des Américains.
Thomas sauta dans le caniveau. “Ils aiment regarder vers le bas, pas vers le haut”, pensa-t-il. Il joignit les mains dans l’attitude requise et, baissant la tête, il dit :
— Le maître parle, le serviteur obéit.
— C’est mieux ! reprit l’Asiatique, paraissant s’adoucir quelque peu. Ton ticket.
L’accent de l’homme n’était pas mauvais, mais Thomas ne comprit pas immédiatement, peut-être à cause du choc émotionnel qu’il éprouvait à cette expérience du rôle d’esclave, qui dépassait toutes ses appréhensions. Dire qu’il enrageait intérieurement serait plus qu’en dessous de la vérité.
La cravache lui fouetta le visage :
— Ton ticket !
Thomas exhiba sa carte d’immatriculation. Le temps que l’Oriental mit à l’examiner lui permit de reprendre un peu son sang-froid. Sur le moment, il lui importait peu que la contrefaçon soit découverte. Si ça tournait mal, il massacrerait cet homme de ses propres mains !
Mais la carte passa le test. L’Asiatique la lui restitua à contrecœur et poursuivit sa route, avec un air important, sans se douter qu’il venait de frôler la mort.
Thomas ne tarda pas à se rendre compte qu’il y avait peu de choses à découvrir en ville qu’il n’ait déjà appris par ouï-dire dans les communautés. Il put faire sa propre estimation de la proportion de dominants par rapport aux dominés, et constater que les écoles étaient fermées et les journaux disparus. Il nota cependant avec intérêt que les services religieux avaient toujours lieu, bien que tout autre rassemblement de Blancs soit formellement interdit.
Mais ce fut surtout la vue de tous ces visages inexpressifs, figés, et de tous ces enfants sans gaieté, qui tortura Thomas et l’incita à dormir dans les communautés plutôt qu’en ville.
Dans un de ces refuges d’itinérants, Thomas rencontra un vieil ami à lui. Frank Roosevelt Mitsui était aussi américain que Benjamin Franklin et bien plus que cet aristocrate anglais de George Washington. Son grand-père avait amené sa grand-mère, mi-Chinoise, mi-vahiné, d’Honolulu à Los Angeles, où il s’était établi comme pépiniériste et avait fait pousser des fleurs, des plantes et des petits enfants jaunes qui ne se souciaient pas plus des Chinois que des Japonais.
Le père de Frank avait rencontré sa mère, Thelma Wang, d’origine chinoise, mais principalement occidentale, au Club international de l’université de Californie du Sud. Il l’emmena à Imperial Valley et l’installa dans une belle petite ferme au prix d’un bel emprunt, qui diminua à mesure que Frank grandissait.
Pendant trois saisons, Jeff Thomas avait récolté des laitues et des melons d’hiver pour Frank Mitsui et il le considérait comme un bon patron. Il était devenu presque intime avec son employeur à cause de l’affection qu’il éprouvait pour sa ribambelle d’enfants mats, qui représentaient la plus importante production de Frank. Mais en découvrant soudain ce visage jaune et plat dans une communauté, le sang de Thomas ne fit qu’un tour, et il faillit ne pas reconnaître son vieil ami.
Cette rencontre le mettait mal à l’aise. Même s’il connaissait très bien Frank, Thomas n’était pas d’humeur à faire confiance à un Oriental. Mais le regard de Frank était éloquent. Il reflétait une souffrance encore plus intense que celle que Thomas avait vue dans les yeux des hommes blancs, et qui ne s’atténua pas même quand Mitsui sourit en lui serrant la main.
— Ça alors, Frank, improvisa bêtement Jeff, si je m’attendais à te trouver ici… J’aurais cru que tu supporterais très bien le nouveau régime…
Mitsui eut l’air encore plus malheureux, et il parut avoir peine à trouver ses mots. Un des autres itinérants intervint :
— Sois pas idiot, Jeff. Tu sais donc pas ce qu’ils ont fait aux gens comme Frank ?
— Non.
— Eh bien, vois-tu, vous êtes tous les deux en cavale. S’ils te prennent, toi, c’est le camp de travail. Mais s’ils le prennent, lui, rideau. Ils le tueront immédiatement.
— Ah ! Mais qu’est-ce que tu as fait, Frank ?
Mitsui secoua tristement la tête.
— Il n’a rien fait, poursuivit l’autre. Mais l’Empire n’a pas besoin d’Asiatiques américanisés, alors il les liquide.
C’était très simple. Les Japonais, Chinois et autres Asiatiques de la côte Ouest, et particulièrement les métis, ne rentraient ni dans la catégorie des esclaves, ni dans celle des maîtres. Ils représentaient un danger pour la stabilité du nouveau régime. Selon la plus froide logique, ils étaient donc systématiquement pourchassés et tués.
Thomas écouta l’histoire de Frank :
— Quand je suis revenu à la maison, ils étaient morts… Tous. Ma petite Shirley, Junior, Jimmy, le bébé… Et Alice.
Mitsui enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer. Alice était sa femme. Thomas la revoyait encore, une femme robuste, mate, en salopette et chapeau de paille, parlant peu, mais souriant beaucoup.
— Tout d’abord, j’ai voulu me tuer, poursuivit Mitsui quand il eut suffisamment recouvré son calme. Puis j’ai compris que j’avais mieux à faire. Je suis resté caché deux jours dans un fossé d’irrigation, et puis j’ai gagné la montagne. Là, je suis tombé sur des Blancs qui ont failli me tuer avant de que je n’arrive à les convaincre que j’étais de leur côté.
Thomas comprenait leur réaction, et ne savait pas trop quoi dire. De part et d’autre, Frank était un paria. Pour lui, il n’y avait pas d’espoir.
— Qu’as-tu l’intention de faire, maintenant, Frank ?
La volonté de vivre anima de nouveau le visage de l’homme :
— C’est pour ça que je refuse de mourir ! J’en aurai dix pour chacun d’eux, dit-il en comptant sur ses doigts mats. Dix de ces démons pour chacun de mes enfants. Et vingt pour Alice. Puis peut-être encore dix pour moi-même et, alors, je pourrai mourir.
— Hmm. Et la chasse a été bonne ?
— J’en ai eu treize pour l’instant. Je progresse lentement, car je dois être très prudent, pour ne pas être tué avant d’avoir fini.
Thomas se mit à réfléchir, et tenta d’intégrer cette nouvelle donnée à son propre but. Une pareille détermination pouvait être utile, si elle était bien dirigée. Ce ne fut cependant que plusieurs heures plus tard qu’il aborda de nouveau Mitsui.
— Est-ce que ça te plairait, demanda-t-il avec douceur, d’augmenter ton tarif de dix à mille pour chacun de tes enfants, et deux mille pour Alice ?
L’alarme extérieure attira Ardmore vers l’entrée bien avant que Thomas n’ait sifflé l’air qui activait l’ouverture. Dans la salle de vigie, observant la porte sur un moniteur, le pouce posé sur un bouton de contrôle, Ardmore était prêt à foudroyer tout visiteur indésirable. Quand il vit entrer Thomas, son pouce se détendit, mais la vue de son compagnon le crispa de nouveau. Un Panasiate ! Il faillit les abattre tous les deux par simple réflexe, avant de reprendre son sang-froid. Il y avait une infime possibilité que Thomas ramène un prisonnier pour qu’on l’interroge.
— Major ! Major Ardmore ! C’est Thomas !
— Restez où vous êtes. Tous les deux.
— Rien à craindre, major. Il est américain. Je réponds de lui.
— C’est possible, mais déshabillez-vous quand même, tous les deux.
La voix parvenant à Thomas par l’interphone demeurait nettement soupçonneuse. Les deux hommes s’exécutèrent, Thomas mordant sa lèvre d’humiliation, Mitsui tremblant d’agitation. Il n’y comprenait rien et avait l’impression d’être pris au piège.
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