À la requête d’un des itinérants, il fit une carte d’immatriculation pour Thomas. Tandis que ce dernier le regardait travailler, Finny lui disait :
— C’est surtout le numéro d’immatriculation qui compte. Pratiquement aucun des Asiatiques que tu croiseras ne lit l’anglais, donc peu importe ce que nous inscrirons sur cette carte. “Il était une bergère…” ferait probablement l’affaire. C’est pareil pour la photo. Pour eux, tous les Blancs se ressemblent.
Il prit dans ses affaires une poignée de photographies et les approcha de ses lunettes aux verres épais :
— Tiens ! Choisis-en une qui te correspond vaguement et on l’utilisera. Maintenant, pour ce qui est du matricule…
Les mains du vieil homme semblaient agitées d’un tremblement sénile, mais elles devinrent extraordinairement assurées quand, à l’aide d’encre de Chine, il imita sur la carte des caractères imprimés. Et pourtant, il le faisait sans l’équipement nécessaire, avec les moyens les plus primitifs. Thomas comprenait pourquoi les chefs-d’œuvre du vieil artiste avaient fait le désespoir des employés de banque.
— Voilà ! annonça-t-il. Je t’ai donné un matricule indiquant que tu as eu ta carte dès les premiers temps, et un numéro de classification te permettant de voyager. Il spécifie également que tu es physiquement inapte au travail manuel et que tu as la permission de faire le colporteur ou de mendier. À leurs yeux, c’est kif-kif.
— Merci mille fois, dit Thomas. Au fait, euh… Combien je vous dois ?
La réaction de Finny donna à Thomas l’impression d’avoir proféré une injure.
— Ne parle pas d’argent, fiston ! L’argent est un mal en soi, car c’est lui qui permet à l’homme de réduire son frère en esclavage.
— Je vous demande pardon, dit Thomas avec sincérité. Mais je voudrais quand même pouvoir faire quelque chose pour vous.
— Ça, c’est différent. Aide tes frères chaque fois que tu le pourras, et l’aide te viendra quand tu en auras besoin.
Thomas trouvait la philosophie du vieil anarchiste confuse et irréaliste, mais il passa un long moment à le faire parler, car il n’avait encore jamais rencontré personne qui en savait autant sur les Panasiates. Finny semblait ne pas les craindre, et être sûr de pouvoir se débrouiller avec eux quand ce serait nécessaire. De tous les gens que Thomas avait vus depuis la débâcle, Finny semblait être le moins perturbé par le changement. En fait, il n’éprouvait même aucun sentiment de haine ou d’amertume. À priori, cela semblait incompréhensible de la part d’un homme au cœur aussi généreux que Finny, mais Thomas se rendit compte que, comme cet anarchiste voyait tous les gouvernements comme mauvais et tous les hommes comme ses frères stricto sensu , l’occupation ne représentait pour lui qu’un degré de plus du même mal. Aux yeux de Finny, les Panasiates n’étaient pas haïssables ; c’étaient simplement des esprits plus égarés que les autres, dont les excès étaient déplorables.
Thomas ne voyait pas les choses avec un détachement aussi olympien. Les Panasiates massacraient et opprimaient un peuple naguère libre, “jusqu’à ce que le dernier d’entre eux ait retraversé le Pacifique, se disait-il, il n’est de bons Panasiates que les Panasiates morts. Si l’Asie est surpeuplée, ils n’ont qu’à pratiquer le contrôle des naissances !”
Néanmoins, le détachement de Finny et son absence d’animosité permirent à Thomas de mieux apprécier la nature du problème.
— Ne commets pas l’erreur de penser que les Panasiates sont mauvais, car c’est faux ; mais ils sont bel et bien différents de nous. Derrière leur arrogance se dissimule un complexe d’infériorité raciale, une paranoïa collective, qui les incite à se prouver, en nous le démontrant, qu’un Jaune vaut bien un Blanc, et vaut même beaucoup plus. Ils tiennent aux marques extérieures de respect, plus qu’à n’importe quoi au monde. N’oublie jamais ça, fiston.
— Mais pourquoi feraient-ils un complexe d’infériorité par rapport à nous ? Il y a plus de deux générations que nous n’avons eu aucun contact avec eux… depuis l’acte de Non-Ingérence.
— Penses-tu qu’une race entière ait la mémoire si courte ? Tout cela remonte au XIX esiècle. Te souviens-tu que deux dignitaires japonais avaient été forcés à se suicider pour l’honneur, afin de réparer un affront fait au Commodore Perry lorsqu’il négocia les relations commerciales avec le Japon ? Aujourd’hui, ces deux morts sont vengées par la mort de milliers de dignitaires américains.
— Mais les Panasiates ne sont pas des japonais.
— Non, et ce ne sont pas non plus des Chinois. C’est un mélange de races, puissant, fier, et fécond. Du point de vue américain, ils ont les vices des deux races sans les vertus d’aucune. Mais, de mon point de vue, ce sont simplement des êtres humains qui ont été dupés par la vieille foutaise de l’État considéré comme puissance ultime. Ich habe einen Kameraden . Une fois que tu as saisi la nature de…
Finny se lança dans une longue dissertation où intervenaient Rousseau, Rocker, Thoreau, et d’autres encore. Thomas trouva son discours exaltant, mais peu convaincant.
Néanmoins, cette discussion avec Finny lui fut très utile pour comprendre ce qu’ils allaient devoir affronter. L’acte de Non-Ingérence avait empêché les Américains d’apprendre quoi que ce soit d’important sur leur ennemi. Le front de Thomas se plissa tandis qu’il cherchait à se remémorer ce qu’il savait sur ce point.
À l’époque où il avait été voté, l’acte de Non-Ingérence n’avait guère été qu’une reconnaissance légale d’un état de fait. La soviétisation de l’Asie en avait chassé les Occidentaux, et tout particulièrement les Américains, bien plus efficacement que n’aurait pu le faire n’importe quelle décision du Congrès. Thomas restait totalement perplexe quant aux obscures raisons qui avaient pu, à l’époque, inciter le Parlement à penser que les États-Unis feraient preuve de dignité en entérinant officiellement ce qui avait déjà été mis en place concrètement par les communistes. Cela sentait la politique de l’autruche. Le Congrès avait sans doute estimé plus économique d’agir comme si l’Asie rouge n’existait pas, plutôt que de lui faire la guerre.
Pendant plus d’un demi-siècle, cette politique avait semblé justifiée : il n’y avait pas eu de guerre. Les partisans de cette mesure avaient affirmé que, même pour l’URSS, la Chine était un gros morceau à digérer, et que tant que cette digestion ne serait pas terminée, les États-Unis n’avaient pas à redouter de guerre. Ils avaient eu raison sur ce point, mais l’acte de Non-Ingérence avait eu une conséquence inattendue : l’Amérique avait le dos tourné lorsque ce fut en fait la Chine qui digéra la Russie, et les États-Unis furent confrontés à un système encore plus étranger aux esprits occidentaux que le régime soviétique auquel il s’était substitué.
Fort de sa fausse carte d’immatriculation et de la recommandation de Finny de se montrer servile devant l’envahisseur, Thomas se risqua dans une ville de moyenne importance. La qualité du travail de Finny fut presque immédiatement mise à l’épreuve.
Thomas s’était arrêté au coin d’une rue pour lire un avis sur un panneau : ordre était donné à tous les Américains d’être devant leur télévision chaque soir à huit heures pour y recevoir les instructions que les vainqueurs pourraient avoir à leur donner. Ce n’était pas nouveau. Cette mesure était déjà effective depuis plusieurs jours, et Thomas en avait entendu parler. Il allait continuer son chemin, quand il reçut sur les omoplates un coup cinglant. Il se retourna vivement et se trouva face à un Panasiate portant l’uniforme vert de l’administration civile, et tenant une cravache à la main.
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