Tant qu’à franchir le périph’, autant aller le plus loin possible : cela sentira son Marc Aurèle ou à tout le moins son Julien Gracq, cela ressemblera à un exil volontaire, loin des mondanités futiles. Longtemps, Alain Finkielkraut habita Bourg-la-Reine, une commune paisible et verdoyante au sud de Paris, suffisamment éloignée de la porte d’Orléans pour qu’on ne la confonde pas avec la banlieue — et d’ailleurs Finkielkraut n’est-il pas un misanthrope avéré ? Michel Tournier, lui, s’était irréprochablement installé dans un ancien presbytère de la vallée de Chevreuse, l’exil le plus parisien qui soit, car Saint-Rémy-lès-Chevreuse est depuis toujours directement relié à la capitale — stations Port-Royal ou Luxembourg — par la ligne de Sceaux, le distingué ancêtre du RER. Saint-Germain-en-Laye ou la ville de Sceaux restent des solutions de rechange acceptables. Beaucoup de Parisiens éminents avouent y être nés sans rougir.
Le 16 e, indéniablement, se situe dans Paris. Jusque dans les années 1970, il fut même, avec le 7 e, le lieu de résidence le plus prestigieux de la bourgeoisie. Avoir une adresse à Auteuil ou Passy vous posait son homme. Habiter avenue Georges-Mandel constituait une forme d’apothéose sociale. La rue de la Pompe avait grande réputation. Aujourd’hui, on ne va guère dans le 16 eque pour voir son dentiste ou parce qu’on a rendez-vous dans un consulat. Les ambassades y pullulent. Quand on passe avenue Georges-Mandel, on se demande ce qu’abritent les façades somptueuses : de nouveaux milliardaires chinois qui viendraient de se payer un hôtel particulier ? Des oligarques russes ? De richissimes retraités américains inquiets pour leur sécurité aux States ? Aux abords de la place du Trocadéro, tout comme dans les contre-allées de l’avenue Foch, on devine quelques marchands de canons en leurs six cents mètres carrés fortement sécurisés, des résidences d’ambassadeurs, des armateurs grecs, des Jackie Kennedy ou des Bernard Madoff. En trente ans de carrière journalistique, je ne suis jamais allé dans le 16 eque parce que j’avais affaire à l’OCDE, à l’ambassade d’URSS et dans d’autres légations étrangères. À deux exceptions près : une interview avec François Nourissier à Auteuil dans son magnifique hôtel particulier avec jardin ; une autre avec le célèbre Paul-Loup Sulitzer, qui avait poussé le sens de la dérision jusqu’à emménager, juste à côté de la porte de la Muette, square des Écrivains-Combattants-Morts pour la France !
Personne — personne de normalement constitué du moins — ne s’installe plus le 16 e. On ne connaît pas grand monde non plus qui élise domicile dans l’arrondissement voisin, le 17 e, qui ne retrouve de l’intérêt que dans sa partie est, vers les Batignolles. Mais les Batignolles, ce n’est plus le vrai 17 e, justement.
Conversation saisie au vol à l’occasion d’un événement littéraire parisien. Une romancière qui a déjà à son actif quelques livres, mais au succès modeste, se plaint de ses mésaventures éditoriales à un collègue croisé là par hasard : son dernier manuscrit vient d’être refusé par la nouvelle directrice littéraire de sa propre maison d’édition. D’ailleurs la même directrice littéraire, qui l’avait alors reçue pendant une demi-heure dans son bureau, ne la reconnaît manifestement pas un peu plus tard alors qu’elle se trouve à la même table qu’elle.
« Où habitez-vous ? lui demande le collègue écrivain.
— Dans le 15 e.
— Dans le 15 e?! répond-il en feignant l’accablement. Ne vous posez plus de question ! Aucun éditeur parisien digne de ce nom ne vous publiera si vous racontez à tout le monde que vous habitez le 15 e!
— Ah bon ! Vous croyez ?
— Oui, le 15 efait partie des arrondissements moches de Paris, c’est presque pire que le 12 e. Ce n’est ni pauvre ni sale, c’est seulement banal et donc moche. Personne n’habite là. »
Des propos ironiques et désabusés comme il s’en tient dans les cocktails, mais pas si loin de la vérité. Personne n’aurait aujourd’hui l’idée d’aller habiter dans le 15 e [11] Tout est affaire de nuance dans la géographie parisienne. L’arrondissement voisin, le 14 e , est depuis toujours un quartier branché, surtout dans sa partie haute, située entre le cimetière Montparnasse et la rue d’Alésia. Dès 1840, le lotissement Plaisance, pourtant construit au-delà du mur d’octroi, à la lisière du cimetière, constituait un ensemble urbain compact, avec des rues étroites et de petites maisons pauvres. Le quartier attira des artistes dès les années 1920. En raison des prix qu’on y pratiquait et de la proximité de Montparnasse, cette portion du 14 e devint le premier « boboland » avant la lettre de la capitale dès les années 1970.
. Du moins personne qui compte. À l’exception de François Hollande, ce qui est tout dire.
Pendant plusieurs décennies, cet arrondissement fut le symbole modeste d’une certaine réussite sociale, de la prospérité et de la tranquillité bourgeoise. Vous étiez du bon côté de la frontière, chez les gens propres, ceux qui ne travaillent pas de leurs mains et qui mettent tous les jours un costume-cravate. Vous n’étiez pas à l’est. Depuis qu’il n’y a plus de frontière, que l’Est est devenu fréquentable et même prisé, l’arrondissement apparaît dans sa nudité. Le 15 eest une morne plaine. « C’est devenu l’un des quartiers les plus petits-bourgeois, les plus provinciaux de Paris, écrit Éric Hazan [12] In L’Invention de Paris, op. cit.
. Son tissu hétéroclite mêle de rares maisons de village, beaucoup d’immeubles des années 1880 sans caractère et un grand nombre d’ensembles et de barres des années 1960–1970. » Que pouvez-vous bien dire à votre interlocuteur ? Que vous habitez au métro Convention [13] Un jour, j’ai interviewé Michel Houellebecq, à l’occasion de la sortie de son roman Les Particules élémentaires (1998). Cela se passait chez Flammarion, dont les bureaux étaient déserts à cette heure-là. À la fin de l’interview, Houellebecq, habillé comme d’habitude d’un jean incertain et d’une chemisette à manches courtes, a enfilé une vieille parka. Mis sur son dos un imposant sac pour routard grand format. Où allait-il ? « Je vais à Convention chez une copine. » Houellebecq faisait toujours le contraire des autres et allait volontiers là où personne ne voulait aller.
? Que vous avez un deux-pièces moche à la porte de Versailles qui est bruyante et mortifère ? Au Front de Seine, cette éclatante manifestation de la nullité architecturale ? Si celui-ci est un connaisseur, il risque de vous répondre : je vous envie, ce doit être tranquille par là, il n’y a pas de jeunes pour faire la fête, et vous n’avez pas dû payer trop cher…
Le 15 eest tellement passe-partout que d’y habiter est devenu un signe de modestie. Ainsi cette repartie notée récemment — le 13 mai 2013 — au cours de l’émission hebdomadaire de Laurent Ruquier, On n’est pas couché. L’invitée politique de la soirée, candidate UMP à la mairie de Paris, Nathalie Kosciusko-Morizet, avait décidé d’asticoter l’un des chroniqueurs de l’émission, Aymeric Caron, au prétexte que celui-ci serait un thuriféraire de la gauche, forcément de mauvaise foi face à la droite.
« Mais non, je suis un simple électeur de la Ville de Paris, proteste celui-ci.
— C’est très bien, dit NKM, j’irai vous relancer dans votre quartier. Et où habitez-vous ? »
C’était dit avec une pointe d’ironie, la candidate UMP à la mairie de Paris espérant que son détracteur lui cite Saint-Germain-des-Prés ou Montparnasse, bastions de la gauche caviar.
« Je suis dans le 15 e, venez, je vous accueillerai avec plaisir [14] À noter cependant qu’on peut habiter le 15 e mais se trouver dans cette minuscule portion « chic » à la lisière de Montparnasse. Au métro Pasteur, vous n’êtes pas encore vraiment dans le 15 e , contrairement à ce que prétendent les plans de Paris, vous vous trouvez encore dans Montparnasse.
. »
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