Numéro 38 : « Je m’en vais » de Jean Echenoz (1999)
Pourquoi aime-t-on un livre plutôt qu’un autre ? Le hasard. Il suffit d’être bien luné ce jour-là, qu’il fasse beau, que votre femme vienne d’accoucher, enfin rien de faramineux, quoi. On tombe alors sur un paragraphe séduisant suivi d’une remarque judicieuse puis d’une observation pleine de sagacité ; le reste suit. Dans Je m’en vais d’Echenoz, j’ai commencé par aimer le début, et puis, beaucoup plus loin, j’ai aimé la fin. Entre les deux, j’ai aussi apprécié de nombreux détails réjouissants : ainsi ce type qui en tue un autre en l’enfermant dans un camion frigorifique. La victime proteste : « C’est un procédé tellement banal, on tue les gens comme ça dans les téléfilms », et le tueur de rétorquer : « Ce n’est pas faux mais le téléfilm est un art comme un autre » avec un détachement très tarantinien.
Dans le débat passionnant qui enflamme le rez-de-chaussée de la brasserie Lipp à l’heure du gigot froid-flageolets (« autofiction contre imagination, moi ou pas moi ? », telle est la question), Echenoz met tout le monde d’accord. Son roman a beau être rédigé à la première personne, on doute fort qu’il soit autobiographique. L’histoire regorge d’invention mais on ne mettrait pas sa main au feu qu’elle fût à 100 % fictive. Echenoz dépasse ces controverses démodées (qui existaient déjà du temps de Jean-Jacques Rousseau), il rêve de la réalité, doute de l’imaginaire ; par son côté flou et décalé, il rappelle Patrick Modiano, mais un Modiano sans la nostalgie, un Modiano plus actuel, un Modiano… postmoderne.
Félix Ferrer quitte sa femme Suzanne à Paris, un dimanche de janvier, et se rend chez sa maîtresse, Laurence, une grande brune (les « grandes blondes », Echenoz a déjà donné en 1995). Six mois plus tard, il prend un avion pour Montréal, un bus pour Québec, et un bateau pour le pôle Nord. Il fuit sa vie de galeriste parisien à la recherche d’un trésor bloqué dans la banquise en 1957. Il va le trouver, on va le lui voler, il fera une crise cardiaque, il faut que je fasse gaffe sinon je vais raconter la fin.
Le maître mot pour décrire ce livre, c’est : ellipses. J’apprécie autant ce qu’il y a dans ce roman, que ce qui n’y est pas. Echenoz progresse par chapitres très courts, enlevés et amusants : il a mis neuf romans pour atteindre le sommet de son art. Écrivain est un métier qui s’apprend, comme cordonnier ou plombier. Il alterne les flash-backs parisiens et l’aventure en Arctique, zappe entre postmodernisme glacé et laine polaire, entre humour noir et Croc-Blanc. L’antihéros décalé de tous ses livres est devenu un pauvre séducteur absurde, que rien n’émeut mais que tout dérange, plongé malgré lui dans un trafic d’antiquités boréales. Echenoz utilise une langue très précise pour décrire une existence incontrôlable. Il trouve le mot juste pour saisir l’insaisissable. Son narrateur est parti chercher un iceberg ? C’était celui de Hemingway.
Jean Echenoz, une vie
Né le 26 décembre 1947 à Orange, dans le Vaucluse. Vit aux Buttes-Chaumont. Raconte souvent dans ses ouvrages l’histoire de quelqu’un qui s’en va mais ne part pas complètement (Je m’en vais, prix Goncourt 1999, mais aussi Un an ou Les Grandes Blondes, prix Novembre 1995, dont certains personnages — Salvador, Béliard — ressuscitent huit ans plus tard dans Au piano). A également obtenu le prix Médicis en 1983 pour Cherokee. Jean Echenoz est un écrivain discret sans être une précieuse ridicule. En 2001, il a publié un émouvant hommage à son éditeur Jérôme Lindon qui aimait les virgules (Jérôme Lindon, Éditions de Minuit). L’écrivain du second degré, l’équilibriste de la dérision permanente, prouvait qu’il était parfaitement capable de nous faire verser une larme quand il le voulait. Il a ensuite élaboré une exceptionnelle trilogie de biographies fictionnelles sur Maurice Ravel, Emil Zatopek et Nikola Tesla (Ravel, 2006 ; Courir, 2008 et Des éclairs, 2010). Je me demande ce qu’il écrit en ce moment. Cela fait aussi partie du talent de savoir se rendre désirable.
Numéro 37 : « Un homme » de Philip Roth (2006)
Cette sotie prétend brosser le portrait d’un homme ordinaire (un Everyman). Un homme normal, c’est quelqu’un qui a dû composer toute sa vie. Concilier les contraires. Gérer ses paradoxes. L’homme est une créature fragile, exposée à tous les tiraillements possibles : les seins onctueux, les fentes humides, les yeux langoureux, les dos cambrés, les fesses rebondies. Mais l’envie de jouir empêche-t-elle les hommes d’aimer… ? Ce roman cruel et laconique est de la veine que je préfère chez Philip Roth : la brièveté qui libère (celle de Tromperie et de La bête qui meurt). Ces romans courts, qui brillent par leur humilité, déplaisent aux exégètes du grand écrivain de Newark, qui préfèrent La Tache ou Pastorale américaine. Pourtant, c’est le même projet : Coleman Silk dans La Tache ou Levov dans Pastorale étaient aussi des everymen confrontés à une vie décevante. L’avantage quand Roth fait plus court, c’est l’efficacité, le rire, la force d’un coup de poing. Ses « gros » romans semblent plus dilués, il donne même parfois l’impression de meubler (surtout dans Le Complot contre l’Amérique et Exit le fantôme). À bientôt 80 ans, il ne peut plus se permettre de tourner autour du pot. Et certes, je l’admets volontiers : je suis un lecteur paresseux qui apprécie les livres de 152 pages. Je préfère un dessert plutôt qu’un copieux plat de résistance.
C’est dur d’être Un homme. Le livre commence par l’enterrement du héros, un publicitaire résigné qui aima surtout sa fille Nancy, trompa toutes ses femmes et fut terrassé par une longue maladie. Quel triste requiem… En exergue, Roth cite un poème déchirant de Keats (« La paralysie fait trembler sur le front un triste reste de cheveux gris… ») comme s’il voulait nous prévenir : la vie est une aventure exaltante qui finit mal, dans la solitude des hôpitaux. Voici Un homme qui voulait être artiste et ne fut que pubard à succès et peintre frustré : on en connaît. « Il n’y avait que des corps, nés pour vivre et mourir selon des limites fixées par d’autres corps nés et morts avant eux. » Le ton de Roth a gagné en gravité, en désespoir. Roth nous pond du Houellebecq ? Pas tout à fait. Car si la critique insista sur la morbidité de ce roman, moi, hop ! je m’inscris en faux. Évoquer la mort est le moyen que trouve Roth pour trousser son plus bel éloge de la vie. Dès le début, la seconde épouse d’Un homme, à son enterrement, soupire : « Je le revois tout le temps en train de nager dans la baie » et le ton est donné : PROFITEZ-EN LES GARS. « Il faut tenir bon et prendre la vie comme elle vient. » Vous sortez d’un quintuple pontage coronarien ? Tapez-vous l’infirmière ! Baisez, baisez tout le temps, le plus possible, c’est la seule chose que vous ne regretterez jamais ! (Déjà dans La Tache, le professeur Coleman Silk, 71 ans, se tapait une femme mariée de 34 ans.) Oublions les clichés : Philip Roth n’est pas un auteur juif névrosé du New Jersey mais un disciple de Hugh Hefner.
J’ai cherché longtemps ce qui faisait de Roth un écrivain supérieur à ses confrères, malgré tous ses défauts (goût exagéré du détail, complexité psychologique pénible, différents modes de narration). Pourquoi, alors que j’avais détesté Le Théâtre de Sabbath , ai-je dévoré avec autant de joie Everyman ? Ce n’est pas l’humour, à présent que tout le monde veut être comique. Ce n’est pas le réalisme, car la réalité ne suffit pas. Et puis j’ai trouvé : c’est l’intelligence. L’intelligence de Roth éclate à chaque page. À côté, c’est la bêtise qui fait tache.
Читать дальше