Sans Kerouac, pas de Bob Dylan, ni de mouvement hippie, ni de libération sexuelle… La première fois que j’ai lu cette virée insensée d’alcooliques drogués au cœur des États-Unis, j’étais un adolescent qui se prenait pour un aristocrate. Soudain un monde s’ouvrait à moi : la liberté, le vent, la poésie des kilomètres avalés sous les roues, le souffle d’une écriture lyrique et rythmée comme le bebop, l’envie de se bourrer la gueule et de tout plaquer en gueulant : « waooooouuuuhhhh ». Du jour au lendemain je suis devenu un beatnik (ce qui s’est traduit par un refus d’aller chez le coiffeur pendant au moins six mois). Aujourd’hui Gallimard a non seulement traduit la version intégrale de Sur la route et rassemblé tous les romans de la Légende de Duluoz — cette version beat de la Recherche du temps perdu — mais dans l’intervalle j’ai vieilli, même si j’ai toujours la même coupe de cheveux. Certains passages de Sur la route m’apparaissent dans toute leur naïveté : « Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare. » Cet enthousiasme innocent a été tellement copié qu’on a du mal à y adhérer encore au XXIe siècle… il s’est passé des choses depuis 1957.
Peut-être ce livre est-il écrasé par sa légende : l’histoire de cette « prose spontanée » tapée à la machine, en 1951, sans paragraphes, en deux semaines et demie, sur un rouleau de télex de 35 mètres (lui-même une métaphore de la route), puis refusée par tous les éditeurs pendant six ans ; tout ce qu’on sait désormais sur l’influence de ce fou autodestructeur qu’était Neal Cassady (modèle du personnage de Dean Moriarty, « l’ange de feu »). Kerouac était beaucoup plus raisonnable que lui, il était le besogneux de la bande, le catho, le greffier, celui qui immortalisa les délires de ses potes. Celui qui prenait des notes pendant que les autres s’éclataient. Dans toutes les bandes de copains, il y a un vrai maboul qui en principe meurt jeune (par exemple le « Major » de la tribu de Vian, qui s’amusait à escalader les façades des immeubles pour entrer dans les surboums par la fenêtre, eh bien, un soir, le Major tomba de haut). Ce maboul est l’équivalent festif des muses pour les poètes de l’Antiquité. « Mais alors ils s’en allaient, dansant dans les rues comme des clochedingues, et je traînais derrière eux comme je l’ai fait toute ma vie derrière les gens qui m’intéressent, parce que les seules gens qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant… »
Des détails m’avaient échappé : la construction en zigzag (San Francisco, La Nouvelle-Orléans, le Mexique), les partouzes, les bagarres, d’autres choses avaient été censurées par Viking Press en 1957 (l’homosexualité, les vrais noms des personnages, quelques scènes érotiques). En relisant ce torrent, j’ai surtout compris que Kerouac est… l’inventeur du rap ! Sur la route est un disque de hip-hop. Vous pouvez le réciter à haute voix, Eminem n’a rien inventé.
En conclusion, Sur la route tient la route. Ça reste le seul roman qu’on referme avec l’envie de tout envoyer promener. Je crois que je vais m’acheter un combi Volkswagen et me casser à San Sébastian sans réfléchir, en chantant Canned Heat : « I’m on the road again ». Kerouac est le pourfendeur de l’immobilité. C’est aussi un peintre de l’Amérique. Il semble dire au monde : ce pays est grand et sale, beau et malade ? Arpentons-le en long, en large et en travers pour en avoir le cœur net. « Et, devant moi, c’était l’immense panse sauvage et la masse brute de mon continent américain ; au loin, quelque part de l’autre côté, New York, sinistre, loufoque, vomissait son nuage de poussière et de vapeur brune. Il y a, dans l’Est, quelque chose de brun et de sacré ; mais la Californie est blanche comme la lessive sur la corde, et frivole — c’est du moins ce que je pensais alors. »
Jack Kerouac, une vie
Jean-Louis Kerouac, dit « Ti Jean », est né le 12 mars 1922 en Nouvelle-Angleterre, à Lowell, dans le Massachusetts, de parents québécois. À 4 ans, il perd son frère aîné. Il parle français jusqu’à l’âge de 11 ans, puis joue au football américain. Arrivé à New York à 17 ans, il découvre l’anglais, le bebop, le bourbon et les copains de Columbia University. Il admire surtout Neal Cassady, un génial dingue suicidaire qui improvise des tirades : « Je sais tout sur tout, combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? » La vraie star c’est lui, mais comme ce taré gâche son talent, le timide Kerouac l’espionne, l’imite, se met au travail, et c’est lui qui est resté. Victoire de la littérature sur la vie ! Devenu idole des jeunes en 1957 avec On the road, il n’aura plus que douze années à vivre, où il épuisera les mêmes thèmes dans treize autres livres (parmi lesquels Visions de Cody, Les Clochards célestes, Big Sur, Vanité de Duluoz…). Il meurt alcoolique et détruit, réfugié chez sa mère en Floride, à 47 ans, deux mois après Woodstock.
Numéro 34 : « Les Locataires de l’été » de Charles Simmons (1998)
Charles Simmons est un perfectionniste qui écrit lentement (un roman tous les dix ans). Il prend son temps pour faire court. Le titre original des Locataires de l’été est Sait water (Eau salée) mais ce roman se boit comme un shot de vodka. Il raconte un premier amour façon Tourgueniev (l’auteur lui-même reconnaît s’en être inspiré) : celui du jeune Michael (15 ans) pour sa voisine de vacances, la photographe Zina Mertz (20 ans). Cette créature d’origine russe le surnomme Micha et lui fait découvrir la vodka (justement), les bisous sur les yeux, la jalousie et la mort.
Le coup de foudre a lieu durant l’été 1968, dans un paysage d’Edward Hopper (c’est-à-dire une publicité pour Ralph Lauren). La côte Est des États-Unis est un endroit aussi chic que déprimant, surtout que le papa de Michael est lui aussi fasciné par la belle Zina, son teint mat, ses dents blanches, son jeune âge. Ce trio infernal navigue allègrement vers la catastrophe devant la plage du cap Bone. Quand le père et le fils regardent la même nana, cela porte le même nom depuis deux mille cinq cents ans : une tragédie.
Tout le génie de Charles Simmons consiste à annoncer cette tragédie dès la première phrase : « C’est pendant l’été de 1968 que je tombai amoureux et que mon père se noya. » Dès cette brutale entrée en matière, nous sommes prévenus : encore une histoire d’amour qui finira mal. On tourne donc les pages avec crainte, avidité et admiration devant le brio de l’auteur. Combien d’années de souffrances faut-il à un écrivain pour produire autant de chagrin contenu ? Il faut avoir vécu (longtemps), travaillé (plus longtemps), observé les autres (encore plus longuement) avant de parvenir à toucher au but : charmer des êtres qu’on ne connaît pas en créant des êtres qui n’existent pas.
Les Locataires de l’été est le roman parfait qu’on a envie de lire et de relire et de rerelire et de rererere-rerelire comme L’Attrape-Cœurs, Gatsby le Magnifique ou Bonjour tristesse. Un roman simple et délicat, toujours en équilibre instable entre ellipse et lyrisme. « L’eau, le ciel, le sable. Multipliez cela par le jour et la nuit et cela ne fait toujours que six choses à regarder. » Certes, à force de lire des romans pessimistes, on va finir par ne plus croire au romantisme. Et alors ? C’est peut-être ainsi que l’on devient heureux — ou adulte. Que fait ce petit texte, banale histoire d’une désillusion estivale, chic et sans ambition révolutionnaire, dans un classement des cent livres du siècle ? J’ai remarqué que tous les gens à qui je l’offrais se confondaient en remerciements. Les Locataires de l’été est une lecture douce, feutrée, une trahison atrocement calme, une éducation sentimentale, brève et salée. Sa présence ici ne doit rien à la théorie littéraire : c’est juste l’occasion de rappeler que le but de la littérature, c’est aussi tout simplement d’écrire un bon livre.
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