La seule justice en Art, c’est de parvenir à traverser le temps. La musique déclenche en nous cet appétit d’éternité : « Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable » (Marcel Proust, Un amour de Swann).
Téléphone, une vie
La vie de Téléphone dura dix ans (1976–1986). Le plus grand groupe de l’histoire du rock français était l’assemblage de quatre personnes hétéroclites : Jean-Louis Aubert, Louis Bertignac, Corine Marienneau et Richard Kolinka. Ils n’étaient pas seulement les meilleurs, ils étaient surtout les premiers ! C’est-à-dire que personne avant eux (depuis les yéyés, lesquels faisaient plutôt des reprises) n’avait véritablement fondé en langue française un groupe simple de rock’n’roll à l’anglaise ou à l’américaine : chant-guitare-basse-batterie, capable de crier dans notre idiome des morceaux carrés, avec couplet-refrain-couplet-refrain-pont-refrain. Ils se sont séparés dès qu’ils ne s’entendaient plus — ce qui est une preuve de perfectionnisme — mais ils étaient bien plus énergiques ensemble. Depuis 1986, j’attends la reformation de Téléphone, leur alchimie me manque. J’espère la revivre avant ma mort. Ce que fout Téléphone dans un livre sur la littérature ? Simple caprice d’auteur groupie. Mais aussi : hommage à l’art de l’écriture à plusieurs, exercice très complexe, rare dans les livres (Boileau et Narcejac, ou Lapierre et Collins, ne valent pas Lennon et McCartney ou Aubert-Bertignac !).
Numéro 42 : « Journal » de Valéry Larbaud (1901–1935)
Plus personne n’aura le temps de tenir un tel journal. Y aura-t-il même beaucoup de monde pour le lire dans une décennie ? C’est pourtant un monument essentiel, qui délivre un message urgent en cette période de suicide collectif : Larbaud semble nous dire que, pour sauver le monde, il suffit de prendre le temps d’aller à Milan voir le saint François de bronze sur la place devant San Angelo. Nous savons tous que le monde actuel a besoin de ralentir mais ce freinage nous effraie : nous croyons qu’il va falloir renoncer à notre bien-être pour sauvegarder des ours polaires. En lisant Larbaud, on se rend compte que c’est tout le contraire : en ralentissant, non seulement nous sauverons les ours blancs, mais nous retrouverons notre espace intérieur. Ce dandy mort en 1957 nous avertit d’outre-tombe : nous avons déjà renoncé à notre humanité il y a bien longtemps. Les ours polaires ont survécu, c’est nous qui sommes éteints. Notre vitesse nous a rendus ignares, notre luxe est stupidité, nous ne savons plus voir ce qui est civilisé : nous méritons notre lamentable sort. Pour devenir Larbaud, un certain nombre de conditions devaient être réunies : être un riche héritier en même temps qu’un puits de culture, développer une curiosité insatiable dans une époque plus lente qu’aujourd’hui (avant internet il fallait souvent des semaines pour recevoir une lettre ou voir un tableau), adopter la nonchalance du nomade lettré, écrire dans un même style clair et musical romans, poèmes, nouvelles, journaux, correspondance, et finir son existence de moine sensuel en répétant toujours la même phrase : « Bonsoir les choses d’ici-bas. » La trajectoire parfaite d’un honnête homme que l’argent n’a pas corrompu. Citez-moi un seul milliardaire en 2011 capable d’écrire des pages aussi denses chaque jour, en français, en anglais, en italien ou en espagnol, de traduire les grandes œuvres de son temps, de voyager de musée en musée en notant scrupuleusement chaque éblouissement. Certains riches Français collectionnent les sculptures contemporaines. Mais ils me rappellent Monsieur Jourdain avec son maître de musique ou son professeur de philosophie : ils n’ont ni regard ni plume ni temps, ils paient des écrivains pour les distraire ou les escroquer. Nul besoin d’être rentier pour imiter Larbaud aujourd’hui : il suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles ; ce n’est plus une question de fortune personnelle puisque la connaissance est accessible et les voyages peu onéreux. Larbaud n’est pas un esthète du passé, il nous montre l’avenir : nous devons restaurer notre curiosité.
Le Journal de Larbaud n’a rien de nombriliste, c’est l’aventure d’un flâneur aux yeux écarquillés. Entamé à Paris en 1901, il s’achève en Albanie en 1935. Il s’en est servi pour nourrir les carnets de son milliardaire imaginaire (A.O. Barnabooth), mais l’ensemble est bien plus volumineux : 1 600 pages qui sont une caverne d’Ali Baba. Le journal de Larbaud c’est le journal de Léautaud avec davantage de paysages, celui de Gide sans couper les garçons en quatre, celui de Renard en remplaçant la sécheresse par la générosité. Les femmes sont des montagnes, les cimes sont des peintures, les arbres sont des monuments, les écrivains sont des ciels. Où trouve-t-il le temps de noter tout ça ? C’est comme un guide dont le routard serait l’être le plus raffiné que la terre ait jamais porté, avec dans son sac à dos toute la culture de l’univers. Lire ce livre est long, tortueux, il faut s’armer de patience, le poser, le reprendre. On est dans la vie d’un mort génial. On a envie de tout savoir de lui. Chaque phrase (parfois télégraphique) contient une histoire potentielle, une image qui inspire, un rêve en pointillés. Par exemple, il note ceci en 1901 (il a 20 ans) : « Petit garçon français amoureux d’une extravagante Américaine de douze ans. Il se tient debout près d’elle pendant qu’elle joue aux dames. » On les voit, ils existent, c’est une scène de Visconti, une photographie de Brassaï, un tableau de Renoir. Autre exemple (complètement au hasard, le journal de Larbaud est un gisement inépuisable) : « La vulgarité, la grossièreté, l’allure stéréotypée des hommes aisés de classe moyenne m’a dégoûté ce matin sur le bateau. La seule personne correcte était un ouvrier en vêtements sales. Vu de belles choses dans l’eau du lac (Larbaud écrit ceci à Côme en 1912) : une rose mi-épanouie et une poignée dorée de feuilles mortes (des feuilles d’olivier) faisant une rapide apparition dans une vague. » La prochaine fois qu’un jeune couillon me demandera pourquoi je lis des livres, il faudra que je songe à lui répondre ceci : c’est pour qu’en 2011 je puisse apercevoir une poignée dorée de feuilles mortes dans une vaguelette créée par le sillage d’un bateau sur le lac de Côme, le 13 juillet 1912.
Valéry Larbaud, une vie
Héritier de la source Vichy Saint-Yorre, Valéry Larbaud n’a rien fichu de son existence, à part lire, voyager, écrire. Né et mort à Vichy (1881–1957), ce « patriote cosmopolite » a pris souvent l’Orient-Express et arpenté les paquebots de luxe. En 1911, il imagine Fermina Márquez, Espagnole de 16 ans, qui est un des plus beaux personnages de jeune fille de toute l’histoire des jeunes filles. « Une jeune fille ! on voudrait battre des mains en la voyant ; on voudrait danser autour d’elle. » Comment voulez-vous ne pas avoir des problèmes sexuels quand vous avez lu ceci trop tôt ? Traducteur d’ Ulysses de Joyce, Larbaud n’a écrit que des poèmes géniaux et des livres subtils : le journal de Barnabooth (où il enfonce le clou : « je n’ai jamais pu voir les épaules d’une jeune femme sans songer à fonder une famille », lui qui n’eut pas de descendance), Enfantines (1918), Amants, heureux amants (1923), Jaune bleu blanc (1927). Victime d’un AVC en 1935 (à l’époque on disait hémiplégie cérébrale), il ne bougera plus de son fauteuil pendant vingt-deux ans et ne prononcera plus que cette sentence qui résume toute son œuvre nostalgique et émerveillée : « Bonsoir les choses d’ici-bas. »
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