Et alors, en cape rouge, il chantait solennellement la formule voulue pour la bénédiction du vin. Puis, ayant dit amen, nous faisions un signe de croix et nous tirions une gorgée. Le curé et le maire choquant le verre ensemble sur l’escalier de l’autel, religieusement, buvaient. Et, le lendemain, fête chômée, lorsqu’il y avait sécheresse, on portait en procession le buste de saint Marcellin à travers le terroir, car les Boulbonnais disent:
Saint Marcellin,
Bon pour l’eau, bon pour le vin
Un autre pèlerinage assez joyeux aussi, que nous voyions à la Montagnette et qui est passé de mode, était celui de saint Anthime. Les Gravesonais le faisaient.
Quand la pluie était en retard, les pénitents de Graveson, en ânonnant leur litanies et suivis d’un flot de gens qui avaient des sacs sur la tête, apportaient saint Anthime – un buste aux yeux proéminents, mitré, barbu, haut en couleurs – à l’église de Saint-Michel, et là, dans le bosquet, la provende épandue sur l’herbe odoriférante, toute la sainte journée, pour attendre la pluie, on chopinait dévotement avec le vin de Frigolet; et, le croiriez-vous bien? plus d’une fois l’averse inondait le retour… Que voulez-vous! chanter fait pleuvoir, disaient nos pères.
Mais gare! Si saint Anthime, malgré les litanies et les libations pieuses, n’avait pu faire naître de nuages, les joviaux pénitents, en revenant à Graveson, patatras! pour le punir de ne les avoir pas exaucés, le plongeaient, par trois fois, dans le Fossé des Lones. Ce curieux usage de tremper les corps saints dans l’eau, pour les forcer de faire pleuvoir, se retrouvait en divers lieux, à Toulouse par exemple, et jusqu’en Portugal.
Quand, étant tout petits, nous allions à Graveson avec nos mères, elles ne manquaient pas de nous mener à l’église pour nous montrer saint Anthime, et ensuite Béluguet, – un jacquemart qui frappait les heures à l’horloge du clocher.
Maintenant, pour achever ce qu’il me reste à dire sur mon séjour à Saint-Michel, il me revient comme un songe qu’à la premier an, avant de nous donner vacances, on nous fit jouer les Enfants d’Edouard, de Casimir Delavigne. On m’y avait donné le rôle d’une jeune princesse; et, pour me costumer, ma mère m’apporta une robe de mousseline qu’elle était allée emprunter chez de jeunes demoiselles de notre voisinage, et cette robe blanche fut la cause, plus tard d’un petit roman d’amour dont nous parlerons en son lieu.
La seconde année de mon internat, comme on m’avait mis au latin, j’écrivis à mes parents d’aller m’acheter des livres, et quelques jours après, nous vîmes, du vallon de Roque- Pied-de-Bœuf, monter, vers le couvent, mon seigneur père enfourché sur Babache, vieux mulet familier qui avait bien trente ans et qui était connu sur tous les marchés voisins, – où mon père le conduisait lorsqu’il allait en voyage. Car il aimait tant cette brave bête, que, lorsqu’il se promenait, au printemps, dans ses blés, toujours avec lui il menait Babache; et à califourchon, armé d’un sarcloir à long manche, du haut de sa monture, il coupait chardons et roquettes.
Arrivé au couvent, mon père déchargea un sac énorme qui était attaché sur le bât avec une corde, – et, tout en déliant le lien:
– Frédéric, me cria-t-il, je t’ai apporté quelques livres et du papier.
Et, là-dessus, du sac, il tira, un à un, quatre ou cinq dictionnaires reliés en parchemin, une trimbalée de livres cartonnés (Epitome, De Viris Illustribus, Selectœ Historice, Conciones, etc.), un gros cruchon d’encre, un fagot de plumes d’oie, et puis un tel ballot de rames de papier que j’en eus pour sept ans, jusqu’à la fin de mes études. Ce fut chez M. Aubanel, imprimeur en Avignon, père du cher félibre de la Grenade entr’ouverte (à cette époque, nous étions encore bien loin de nous connaître), que le bon patriarche, avec grand empressement, était allé faire pour son fils cette provision de science.
Mais, au gentil monastère de Saint-Michel-de-Frigolet, je n’eus pas le loisir d’user force papier. M. Donnat, notre maître, pour un motif ou pour l’autre, ne résidait pas dans son établissement, et, quand le chat n’y est pas, comme il disait, les rats dansent. Pour quêter des élèves ou se procurer de l’argent, il était toujours en course. Mal payés, les professeurs avaient toujours quelque prétexte pour abréger la classe, et quand les parents venaient, souvent ils ne trouvaient personne.
– Où sont donc les enfants?
Tantôt le long d’un gradin soutenant un terrain en pente, nous étions à réparer quelque mur en pierres sèches. Tantôt nous étions par les vignes où à notre grande joie, nous glanions des grappillons ou cherchions des morilles. Tout cela n’amenait pas la confiance à notre maître. De plus, le malheur était que, pour grossir le pensionnat, M. Donnat prenait des enfants qui ne payaient rien ou pas grand’chose, et ce n’étaient pas ceux qui mangeaient le moins aux repas. Mais un drôle d’incident précipita la déconfiture.
Nous avions pour cuisinier, je l’ai déjà dit, un nègre et pour domestique femme, une Tarasconaise, qui était, dans la maison, la seule de son sexe. (Je ne compte pas la mère de notre principal, qui avait au moins soixante-dix ans.) Or, on sait que le diable ne perd jamais son temps, – notre fille de service, un jour, comme on dit ici, se trouva «embarrassée», et ce fut, dans le pensionnat, un esclandre épouvantable.
Qui disait que la maritorne était grosse du fait de M. Donnat lui-même, qui affirmait qu’elle l’était du professeur d’humanités, qui de l’abbé Talon, qui du maître d’études.
Bref, en fin de compte, la charge fut mise sur le dos du nègre. Celui-ci, qui se sentait peut-être suspect à bon droit, soit par colère, soit par peur, fit son sac, et parfit; et la Tarasconaise, qui avait gardé son secret, déguerpit, à son tour, pour aller déposer son faix.
Ce fut le signal de la débandade; plus de cuisinier, plus de brouet pour nous; les professeurs, l’un après l’autre, nous laissèrent sur nos dents. M. Donnat avait disparu. Sa mère, la pauvre vieille, nous fit, quelques jours encore, bouillir des pommes de terre. Puis, son père, un matin, nous dit:
– Mes enfants, il n’y a plus rien pour vous faire manger: il faut retourner chez vous.
Et soudain, comme un troupeau de cabris en sevrage qu’on élargit du bercail, nous allâmes, en courant, avant de nous séparer, arracher des touffes de thym sur la colline, pour emporter un souvenir de notre beau quartier du ‘Thym (1). Puis, avec nos petits paquets, quatre à quatre, six à six, qui en amont, qui en aval, nous nous éparpillâmes dans les vallons et les sentiers, mais non sans retourner la tête, ni sans regret à la descente.
(1) Frigo1et, en provençal Ferigoulet, signifie «lieu où le thym abonde»
Pauvre M. Donnat! Après avoir essayé, de toutes les manières et d’un pays à l’autre, de remonter son institution (car nous avons tous notre grain de folie), il alla, comme frère Philippe, finir, hélas! à l’hôpital.
Mais, avant de quitter Saint-Michel-de-Frigolet, il faut dire un mot, pourtant, de ce que l’antique abbaye devint après nous autres. Retombée de nouveau à l’abandon pendant douze ans, un moine blanc, le Père Edmond, à son tour, l’acheta (1854) et y restaura, sous la loi de saint Norbert, l’ordre de Prémontré, – qui n’existait plus en France. Grâce à l’activité, aux prédications, aux quêtes de ce zélateur ardent, le petit monastère prit des proportions grandioses. De nombreuses constructions, avec un couronnement, de murailles crénelées, s’y ajoutèrent à l’entour; une église nouvelle, magnifiquement ornée, y éleva ses trois nefs surmontées de deux clochers. Une centaine de moines ou de frères convers peuplèrent les cellules, et, tous les dimanches, les populations voisines y montaient à charretées pour contempler la pompe de leurs majestueux offices; et l’abbaye des Pères Blancs était devenue si populaire que, quand la République fit fermer les couvents (1880), un millier de paysans ou d’habitants de la plaine vinrent s’y enfermer pour protester en personne contre l’exécution des décrets radicaux. Et c’est alors que nous vîmes toute une armée en marche, cavalerie, infanterie, généraux et capitaines, venir, avec ses fourgons de son attirail de guerre, camper autour du couvent de Saint-Michel-de-Frigolet et, sérieusement, entreprendre le siège d’une citadelle d’opéra-comique, que quatre ou cinq gendarmes auraient, s’ils avaient voulu, fait venir à jubé.
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