– Allons! disait le peuple, les louis du maréchal Brune commencent à sortir.
Le peuple d’Avignon comme celui d’Aix et de Marseille et de, pour ainsi dire, toutes les villes de Provence, était pourtant, en général (depuis il a bien changé), regretteux de fleurs de lis comme du drapeau blanc. Cet échauffement de nos devanciers pour la cause royale n’était pas tant, ce me semble, une opinion politique qu’une protestation inconsciente et populaire contre la centralisation, de plus en plus excessive, que le jacobinisme et le premier Empire avaient rendue odieuse.
La fleur de lis d’autrefois était, pour les Provençaux (qui l’avaient toujours vue dans le blason de la Provence), le symbole d’une époque où nos coutumes, nos traditions et nos franchises étaient plus respectées par les gouvernements. Mais de croire que nos pères voulussent revenir au régime abusif d’avant la Révolution serait une erreur complète, puisque c’est la Provence qui envoya Mirabeau aux États généraux et que la Révolution fut particulièrement passionnée en Provence.
Je me souviens, à ce propos, d’une fois où Berryer venait d’être élu député par la ville de Marseille. Comme l’illustre orateur devait passer par Avignon, le préfet fit fermer les portes de la ville pour empêcher d’entrer les légitimistes du dehors qui arrivaient en foule pour lui faire un triomphe. Et bon nombre de Blancs furent, à cette occasion, emprisonnés au palais des papes.
Mgr le duc d’Aumale, qui revenait d’Afrique, passa quelque temps après. On nous mena le voir à la porte Saint-Lazare, accompagné de ses soldats, qui étaient, comme lui, brunis par le soleil d’Alger. Il était tout blanc de poussière, blondin, avec des yeux bleus et le rayonnement de la jeunesse et de la gloire.
– Vive notre beau prince! criaient, à tout moment, les femmes des faubourgs.
Me trouvant à Paris, en 1889, et ayant eu l’honneur d’être convié à Chantilly, je rappelai à Son Altesse cet infime détail de son passage en Provence; et Mgr d’Aumale, après quarante-cinq ans, se rappela de bonne grâce les braves femmes qui criaient en le voyant passer:
– Qu’il est joli! qu’il est galant!
Ce vieil Avignon est pétri de tant de gloires qu’on n’y peut faire un pas sans fouler quelque souvenir. Ne se trouve-t-il pas que, dans l’île de maisons où était notre pensionnat, s’élevait, autrefois, le couvent de Sainte-Claire! C’est dans la chapelle de ce couvent que, le matin du 6 avril 1327, Pétrarque vit Laure pour la première fois.
Nous étions aussi tout près de la rue des Études, qui, encore à cette époque, avait, dans le bas peuple, une réputation lugubre. Nous n’avions jamais pu décider les petits Savoyards, soit ramoneurs, soit décrotteurs, à venir ramoner dans notre pensionnat ou cirer nos chaussures. Comme, dans la rue des Études, se trouvaient, autrefois, l’Université d’Avignon ainsi que l’École de médecine, le bruit courait que les étudiants attrapaient, quand ils pouvaient, les petits, vagabonds, pour les saigner, les écorcher, et étudier sur leurs cadavres.
Il n’en était pas moins intéressant pour nous, enfants de villages pour la plupart, de rôder, quand nous sortions, dans ce labyrinthe de ruelles qui nous avoisinaient, comme le Petit Paradis, qui avait été jadis une «rue chaude» et qui s’en tenait encore; la rue de l’ Eau-de-Vie , la rue du Chat , la rue du Coq , la rue du Diable . Mais quelle différence avec nos beaux vallons tout fleuris d’asphodèles, avec notre bon air, notre paix, notre liberté, de Saint-Michel-de-Frigolet!
J’en avais, à certains jours, le cœur serré de nostalgie, et cependant, M. Millet, qui était fort bon diable au fond, avait quelque chose en lui qui finit par m’apprivoiser. Comme il était de Caderousse, fils, comme moi, d’agriculteur, et qu’il avait dans sa famille toujours parlé provençal, il professait, pour le poème du Siège de Caderousse, une admiration extraordinaire; il le savait tout par cœur, et à la classe, quelquefois, en pleine explication de quelque beau combat des Grecs et des Troyens, remuant tout à coup, par un mouvement de front qui lui était particulier, le toupet gris de ses cheveux:
– Eh bien! disait-il, tenez! c’est là l’un des morceaux les plus beaux de Virgile, n’est-ce pas? Écoutez, pourtant, mes enfants, le fragment que je vais vous citer, et vous reconnaîtrez que Favre, le chantre du Siège de Caderousse, à Virgile lui-même serre souvent les talons:
Un nommé Pergori Latrousse,
Le plus ventru de Caderousse,
S’était rué contre un tailleur…
Ayant bronché contre une motte,
Il fut rouler comme un tonneau.
Si elles nous allaient, ces citations de notre langue, si pleine de saveur! Le gros Millet riait aux éclats, et, pour moi qui, dans le sang, avais, comme nul autre, gardé l’âcre douceur du miel de mon enfance, rien de plus appétissant que ces hors-d’œuvre du pays.
M. Millet, tous les jours, par là, vers les cinq heures, allait lire la gazette au café Baretta, – qu’il appelait le «Café des Animaux parlants», – et qui, si je ne me trompe, était, tenu par l’oncle ou, peut-être, par l’aïeul de Mlle Baretta, du Théâtre-Français; ensuite, le lendemain, lorsqu’il était de bonne humeur, il nous redisait, non sans malice, les éternelles grogneries des vieux politiciens de cet établissement, qui ne parlaient jamais, en ce temps, que du Petit, comme ils appelaient Henri V.
Je fis, cette année-là, ma première communion à l’église Saint-Didier, qui était notre paroisse, et c’était le sonneur Fanot, chanté plus tard par Roumanille dans sa Cloche montée, qui nous sonnait le catéchisme. Deux mois avant la cérémonie, M. Millet nous menait à l’église pour y être interrogés. Et là, mêlés aux autres enfants, garçonnets et fillettes, qui devions communier ensemble, on nous faisait asseoir sur des bancs, au milieu de la nef. Le hasard fit que moi, qui étais le dernier de la rangée des garçons, je me trouvai placé près d’une charmante fille qui était la première de la rangée des demoiselles. On l’appelait Praxède et elle avait, sur les joues, deux fleurs de vermillon semblables à deux roses fraîchement épanouies.
Ce que c’est que les enfants: attendu que, tous les jours, on se rencontrait ensemble, assis l’un près de l’autre; que, sans penser à rien, nous nous touchions le coude, et que nous nous communiquions, dans la moiteur de notre haleine, à l’oreille, en chuchotant, nos petits sujets de rire, ne finîmes-nous pas (le bon Dieu me pardonne!) par nous rendre amoureux?
Mais c’était un amour d’une telle innocence, et tellement emprunt d’aspirations mystiques, que les anges, là-haut, s’ils éprouvent entre eux des affections réciproques, doivent en avoir de pareilles. L’un comme l’autre, nous avions douze ans: l’âge de Béatrix, lorsque Dante la vit; et c’est cette vision de la jeune vierge en fleur qui a fait le Paradis du grand poète florentin. Il est un mot, dans notre langue, qui exprime très bien ce délice de l’âme dont s’enivrent les couples dans la prime jeunesse: nous nous agréions. Nous avions plaisir à nous voir. Nous ne nous vîmes jamais, il est vrai, que dans l’église; mais, rien que de nous voir notre cœur était plein. Je lui souriais, elle souriait; nous unissions nos voix dans les mêmes cantiques d’amour, d’actions de grâces; vers les mêmes mystères nous exaltions, naïfs, notre foi spontanée… Oh! aube de l’amour, où s’épanouit en joie l’innocence, comme la marguerite dans le frais du ruisseau, première aube de l’amour, aube pure envolée!
Voici mon souvenir de Mlle Praxède, telle que je la vis pour la dernière fois: tout de blanc vêtue, couronnée de fleurs d’aubépine, et jolie à ravir sous son voile transparent, elle montait à l’autel, tout près de moi, comme une épousée, belle petite épousée de l’Agneau!
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