Nous étions déguenillés comme une troupe de bohémiens.
Et tous ces mamelons, ces gorges, ces ravins, avec leurs noms superbes en langue provençale, – noms sonores et parlants où le peuple de Provence, en grand style lapidaire, a imprimé son génie, – comme ils nous émerveillaient! Le Mourre-de-la-Mer, d’où l’on voyait à l’horizon blanchir le littoral de la Méditerranée, au coucher du soleil, nous allions, à la Saint-Jean, y allumer le feu de joie; la Baume-de -l’Argent, où les faux monnayeurs avaient, jadis, battu monnaie; la Roque-Pied -de-Bœuf, où nous voyions gravée une sole bovine, comme si un taureau y eût empreint sa ruade; et la Roque-d ’Acier, qui domine le Rhône, avec les barques et radeaux qui passaient à côté: monuments éternels du pays et de sa langue, tout embaumés de thym, de romarin et de lavande, tout illuminés d’or et d’azur. O arômes! ô clartés! ô délices! ô mirage! ô paix de la nature douce! Quels espaces de bonheur, de rêve paradisiaque, vous avez ouverts sur ma vie d’enfant!
L’hiver, ou lorsqu’il pleuvait, nous demeurions sous le cloître, nous amusant à la marelle, à coupe-tête, au cheval fondu. Et dans l’église du couvent, qui était, nous l’avons dit, complètement abandonnée, nous jouions aux cachettes et nous nous clapissions dans des caveaux béants, pleins de têtes de morts et d’ossements des anciens moines.
Un jour d’hiver, la brise bramait dans les longs couloirs; c’était le soir, avant souper: tous blottis devant nos pupitres, M. Donnat, le maître, nous gardait à l’étude, et l’on n’entendait que nos plumes qui égratignaient le papier et, à travers les portes, le sifflement du vent.
Tout à coup, à l’extérieur, nous entendons une voix sourde, sépulcrale, qui criait: -
– Donnat! Donnat! Donnat! rends-moi ma cloche!
Tous, épouvantés, nous regardâmes le maître, et, pâle comme un mort, M. Donnat descendit lentement de sa chaire, fit signe aux plus grands de l’accompagner dehors, et nous autres, les petits, nous sortîmes tous après, en nous blottissant derrière.
Avec la lune qui donnait, là-haut sur un rocher, en face du couvent, nous vîmes alors une ombre, ou, plutôt, un géant en longue robe noire et qui dans le vent disait:
– Donnat, Donnat, Donnat! rends-moi ma cloche.
D’entendre et de voir cette apparition, nous étions tous là tremblants. M. Donnat ne fit que dire à demi-voix:
– C’est frère Philippe.
Et, sans lui répondre, il rentra au couvent, avec nous tous après, qui le suivions en tournant la tête. Nous nous remîmes, fort troublés, à notre étude. Mais, cette soirée-là, nous n’en sûmes pas plus.
Ce frère Philippe, nous l’apprîmes plus tard, faisait partie paraît-il, de ces sortes d’ermites qui avaient occupé Saint-Michel quelques années avant nous et qui, au clocher vide, avaient mis une cloche. Puis, quand ils étaient partis, comme, on n’emporte pas cela comme un grelot, la cloche était restée sur l’église, là-haut, et, naturellement, M. Donnat l’avait gardée.
Frère Philippe était un bonhomme qui s’était donné pour tâche de remettre en état les ermitages en ruines qu’il y a, de-ci de-là, dans les montagnes de Provence. Je l’ai rencontré quelquefois, longtemps après, grand, maigre, un peu voûté et taciturne, avec sa soutane rapiécée, son chapeau noir à larges bords, et portant sur l’épaule, moitié devant, moitié derrière, un long bissac de toile bleue.
Lorsqu’il avait dessein de restaurer ainsi quelque ermitage à l’abandon, avec le produit de ses quêtes il le rachetait au propriétaire, il en réparait les parois, il y suspendait une cloche. Ensuite, ayant cherché et déniché quelque bon diable qui voulût se faire ermite, il lui octroyait la cellule avec son jardinet, et lui se remettait, en faisant maigre chère, à quêter avec patience, pour relever un autre ermitage.
La dernière fois que je le vis, il en avait rétabli, me dit-il près d’une trentaine. Vétait à la gare d’Avignon où j’allais, comme lui, prendre le train d’une heure et demie. Il faisait rudement chaud, et le pauvre frère Philippe, qui avait, vers ce temps-là, près de quatre-vingts ans, cheminait au soleil, avec sa robe noire, incliné sous son sac, qui était presque plein de blé.
– Frère Philippe, frère Philippe, lui cria un grand gars cravaté et ceinturé de rouge, vous pèse-t-il pas, le sac? Laissez que je le porte un peu.
Et le brave garçon chargea le sac du frère et le porta jusqu’à la salle où l’on donne les billets. Or, ce jeune homme, que je connaissais un peu, était un rouge de Barbentane, et, comme nos démocrates ne frayent pas beaucoup avec les robes noires, cela me rappela le bon Samaritain, tout en me faisant voir la popularité de cet homme du bon Dieu.
Frère Philippe, en dernier lieu, s’était retiré chez des moines qui l’avaient hospitalisé. Mais comme le gouvernement, vers cette époque-là, fit fermer les couvents, le pauvre vieux saint homme alla, je crois, mourir à l’hôpital d’Avignon.
Pour revenir à Saint-Michel, nous avions, ai-je dit, un certain aumônier qu’on appelait M. Talon: petit abbé avignonnais, ragot, ventru, avec un visage rubicond comme la gourde d’un mendiant. L’archevêque d’Avignon lui avait ôté la confession parce qu’il haussait trop le coude et nous l’avait envoyé pour s’en débarrasser.
Or, à la Fête-Dieu, il se trouve qu’un jeudi, on nous avait conduits à Boulbon, village voisin, pour aller à la procession, les grands comme thuriféraires, les petits pour jeter des fleurs, et à M. Talon, bien imprudemment, hélas! on fit les honneurs du dais.
Au moment où les hommes, les femmes, les jeunes filles, déployaient leurs théories dans les rues tapissées avec des draps de lit, au moment où les confréries faisaient au soleil flotter leurs bannières, que les choristes, vêtues de blanc, de leurs voix virginales entonnaient leurs cantiques, et que, pieux et recueillis, devant le Saint-Sacrement, nous autres, nous encensions et répandions nos fleurs, voici que, tout à coup, une rumeur s’élève et que voyons-nous, bon Dieu! le pauvre M. Talon, qui, titubant comme une clochette, avec l’ostensoir aux mains, la cape d’or sur le dos, aïe! tenait toute la rue.
En dînant au presbytère, il avait bu, paraît-il, ou, peut-être, on l’avait fait boire un peu plus qu’il ne faut de ce bon piot de Frigolet qui tape si vite à la tête; et le malheureux, rouge de sa honte autant que de son vin, ne pouvait plus tenir debout… Deux clercs en dalmatique, qui lui faisaient diacre et sous-diacre, le prirent chacun sous un bras; la procession rentra; et pour lors, M. Talon, une fois devant l’autel, se mit à répéter: Oremus, oremus, oremus, et n’en put dire davantage. On l’emmena à deux dans la sacristie.
Mais vous pouvez penser le scandale! Heureusement, encore, que cela se passa dans une paroisse où la dive bouteille, comme au temps de Bacchus, a conservé son rite. Près de Bouibon, vers la montagne, se trouve une vieille chapelle dénommée Saint-Marcellin, et le premier du mois de juin, les hommes y vont processionnellement, en portant tous à la main une bouteille de vin. Le sexe n’y est pas admis, attendu que nos femmes, selon la tradition romaine, jadis ne buvaient que de l’eau; et, pour habituer les jeunes filles à ce régime, on leur disait toujours – et même on leur dit encore – que «l’eau fait devenir jolie»
L’abbé Talon ne manquait pas de nous mener, tous les ans, à la Procession des Bouteilles. Une fois dans la chapelle, le curé de Bouibon se tournait vers le peuple et lui disait:
– Mes frères, débouchez vos bouteilles, et qu’on fasse silence pour la bénédiction!
Читать дальше