Pascal Nègre : « La parole donnée à qui ? À Brel ?… Attendez, c’était “On ne les sortira pas tant que l’on n’aura pas ton feu vert !” C’était ça, l’idée ? Et il est mort. À partir de là, qui donne le feu vert pour Brel ? Ses héritiers, non ? »
Justement, France Brel allait justifier ce feu vert dans un communiqué de presse annonçant la sortie des inédits le 23 septembre 2003, intégrés à l’album des Marquises , dans la nouvelle intégrale : « Quand on a la responsabilité de l’œuvre de Jacques Brel, ce cadeau d’une ampleur à la fois historique, symbolique et artistique, on a le choix entre se l’approprier ou le partager avec le plus grand nombre. C’est une responsabilité terrible ! J’en suis venue à la conclusion qu’il fallait être fidèle à l’esprit de mon père. […] Brel, c’est le contraire de la retenue : il donnait, il donnait bien au-delà de ce que l’on pouvait attendre d’un artiste. C’est pourquoi il est encore apprécié, aujourd’hui, avec autant d’amour et de passion. Il faut poursuivre son œuvre avec générosité. Depuis des années, les gens me demandent : “Quand pourrons-nous enfin écouter les cinq chansons inédites de l’album des Marquises ?” Je leur répondais : “Un jour…” Aujourd’hui, je crois que le moment tant attendu est arrivé. Brel appartient au public : ces cinq chansons […] leur appartiennent également. »
Eddie Barclay, lui, s’indignait en parlant de « relents commerciaux » et de manque de respect envers « la parole d’un parent défunt [317] Le Figaro , 23 septembre 2003.
». Quant à Miche Brel, tout en faisant valoir [318] Au site belge www.dhnet.be
le fait que Jacques n’avait jamais formulé d’interdiction définitive (et qu’il n’était d’ailleurs pas « dans les meilleurs termes avec Barclay » après la sortie de son disque…), elle rappelait que la famille avait attendu un quart de siècle avant de faire découvrir ces « documents d’excellente qualité ».
Chacun se fera sa religion sur ce dilemme cornélien, éternel débat entre le sentiment et le devoir ou plus exactement, en l’occurrence, entre le regret et le remords — même si, comme souvent, la vérité se situe au juste milieu. Car ces cinq « inédits », nul ne l’a jamais nié, sont de toute évidence d’excellente facture… même si celle-ci l’aurait été plus encore si leur auteur avait eu le temps de les remanier comme il l’entendait. « Jacques avait l’intention d’y retravailler, assure Charley Marouani [319] À l’auteur.
. Et je suis persuadé que ces chansons auraient figuré dans l’album suivant ; un an, deux ans, trois ans, quatre ans plus tard, peu importe… Mais une chose est sûre, Jacques me l’avait dit aussi : pour lui, ces chansons n’étaient pas abouties et il ne voulait pas qu’elles sortent en l’état. » Comme des diamants bruts en quelque sorte, en l’attente d’être taillés. Finalement, il a fallu choisir entre le regret de ne jamais pouvoir les partager avec les admirateurs du Grand Jacques, et le remords à l’idée de les sortir contre sa volonté. La famille a tranché.
Mais reprenons le fil de sa vie là où nous l’avons laissé. À son dernier jour de studio. Mixage effectué et choix des chansons arrêté, Jacques Brel ressent déjà l’air du large… Auparavant, il peut s’adonner en toute sérénité aux joies de l’amitié en retrouvant Pierre Perret et son épouse Rébecca. La dernière fois, c’était un an plus tôt, lors d’une escale avec le Jojo à Rangiroa, dans les Tuamotu, et la fois précédente c’était à bord de l’ Askoy , aux Grenadines, au printemps 1975. Jacques souhaite absolument les inviter à dîner avant de quitter Paris et demande à Charley Marouani, autre ami indéfectible, d’organiser les retrouvailles. S’il ne les a pas appelés plus tôt, leur explique Charley au téléphone, c’est parce que Jacques a été « submergé de boulot ». Puis ils conviennent d’un rendez-vous commun le lendemain soir, les Perret, Jacques et la Doudou, Charley et son épouse France, dans un restaurant des Halles.
Pierre Perret se souvient de l’arrivée de Brel, coiffé d’un chapeau melon et exhibant une canne qu’il faisait tournoyer « en une parfaite imitation de Charlot ». Le repas fut très gai, précise-t-il, et se prolongea au-delà de minuit : « Le meilleur moment de la soirée fut lorsque notre ami nous expliqua par le menu ses pérégrinations en avion. […] Nous étions tous écroulés de rire des mille et un avatars qu’il nous racontait [320] Pierre Perret, op. cit.
. »
Visiblement, Jacques Brel se languissait de son île déserte. Ça n’est d’ailleurs pas sans insister auprès de ses amis, pour qu’ils se décident à faire enfin le déplacement jusqu’à Hiva Oa, que s’acheva ce dernier repas entre eux. « Ne tardez pas trop, tout de même… » Et Perret de reconnaître que ni lui ni sa femme ne comprirent alors « le sens de cette phrase sibylline pourtant si lourde déjà de la crainte qu’il avait de rechuter — ou pire peut-être [321] Ibid.
».
Il était temps, quoi qu’il en soit, de regagner les Marquises. Le disque en boîte, les amis retrouvés, plus rien ne retenait le couple à Paris. Et surtout pas les paparazzi, qui ne les quittaient plus, guettaient leurs déplacements, quitte à se glisser sous les voitures garées devant leur hôtel ! Et la « vraie fuite » commença, écrit Maddly. Avec la Suisse entre deux, comme un sas de décompression. Le temps pour Brel de repasser, sur Lear Jet, ses qualifications de vol avec son ami Jean Liardon, et pour Maddly d’apprendre à piloter un bimoteur du même type que le Jojo . Pour parer à toute éventualité dans le ciel des Marquises, lui dit Jacques : « Il faut que tu puisses te poser si j’ai un pépin en vol… » Cerise sur le gâteau, Jacques demanda à Jean Liardon de lui présenter son père, ancien champion du monde d’acrobaties, alors âgé de soixante-cinq ans, et persuada celui-ci de le prendre à bord de son Stampe, un mythique biplan belge, pour une séance de voltige !
Enfin, après quelques jours de repos en Tunisie d’où Jacques expédia des cartes postales à ses amis d’Hiva Oa pour annoncer leur arrivée prochaine, les amants d’Atuona prirent le chemin du retour. Le chemin des écoliers comme à l’aller, mais en sens inverse, par l’est. Avec des escales en Inde, en Thaïlande, à Hong Kong — où Charley Marouani, inquiet de leur départ précipité de Paris, vint les retrouver —, puis à Singapour et en Nouvelle-Calédonie. À Nouméa, une rencontre incroyable les attendait. Pendant leur séjour, on leur proposa une promenade en mer, au large des îles des Pins. Jacques n’y était pas enclin, d’autant que l’embarcation était motorisée, ce qu’il avait en horreur, mais il finit néanmoins par accepter. C’était la toute première fois que le couple renouait avec l’élément marin depuis la vente de l’ Askoy , un an plus tôt. L’occasion justement, pour le capitaine Brel, de se remémorer les caractéristiques de son ancien voilier, d’en dresser la liste des avantages et des inconvénients…
Soudain, rapporte Maddly, « pendant que Jacques parlait, mes yeux se fixèrent sur une tache noire au loin. […] Il n’y avait pas de doute possible, il n’y avait pas deux bateaux comme lui. Jacques s’étonnait avec moi. “Tu as raison, on dirait bien Askoy !” C’était assez extraordinaire, car il n’y avait aucune raison pour qu’on soit en bateau ce jour-là. C’est à cause d’un contretemps dont nous étions responsables que nous avions accepté cette balade [322] Tu leur diras, op. cit.
».
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