Mais, pour l’heure, aux Marquises, Jacques a allumé le gros poste radio à ondes courtes, qui trône au salon. Maddly se souvient parfaitement de ce moment : « Nous sommes dans la piscine, il fait beau… » La radio annonce une émission spéciale consacrée à Jacques Brel. « Écoute, dit-il à la Doudou, c’est François [Rauber] qui parle… Il a raison de dire que je ne suis pas content du tout… Ils m’ont vendu et mal vendu. » Et Maddly de constater : « Une certitude est en train de naître : il n’y aura plus de prochain disque [331] Tu leur diras, op. cit.
. »
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ET TOUS CES HOMMES QUI SONT NOS FRÈRES…
Le plus ardu pour Jacques Brel, après une longue parenthèse sans écrire, a été de s’y atteler de nouveau. Il lui a fallu six mois pour esquisser péniblement quatre chansons, puis le déclic s’est produit et tout a repris comme avant, au point de disposer largement, six mois plus tard, de la matière d’un nouveau 33 tours. Finalement, cet album sans titre, qu’on appelle néanmoins Les Marquises , battra tous les records de vente de l’histoire du disque. Plus d’un million d’exemplaires précommandés par les disquaires [332] Le record mondial était jusque-là détenu par les Pink Floyd. Dans l’heure suivant la mise en vente, trois cent mille exemplaires s’écoulèrent dans l’Hexagone. Du jamais vu.
! Sans que l’intéressé l’ait cherché ni même espéré. « Cela ne lui ressemblait pas du tout, dit Charley Marouani. Il ne voulait pas que la sortie de ce disque soit présentée comme un événement. » Au contraire, non seulement il a refusé tout net d’être impliqué dans sa promotion, mais il a également fait promettre à son producteur, Eddie Barclay, de le sortir sans privilégier aucun média, qu’il soit audiovisuel ou de presse, ni mener de campagne commerciale : « Je veux qu’il n’y ait aucune injustice avec ce disque. Il faut que tu l’envoies à tout le monde en même temps. Je ne veux pas que la grande surface soit favorisée par rapport aux petits disquaires. La même chose pour les radios et les journalistes [333] Marc Robine, op. cit .
. » Promesse que Barclay le futé, le malin, le roublard, tiendra à la lettre [334] À la seule exception technique, pour compenser leurs délais de parution par rapport à la presse quotidienne et aux radios-télévisions, des trois principaux hebdomadaires nationaux, L’Express, Le Nouvel Observateur et Le Point .
— aucune publicité, pas d’affichage, rien de tout cela — mais saura détourner avec une rare habileté.
En mettant le disque en vente au même instant, partout en France, via la communication simultanée du code des cadenas scellant les containers dans lesquels ont été acheminés les disques, et en autorisant les radios à le diffuser dans le même temps [335] Le disque fut livré aux radios et autres rédactions au même moment, partout, par des bataillons de coursiers…
— et en entier, car c’est un événement sans précédent que ce « retour » de Brel à la chanson —, l’astucieux homme d’affaires va créer un emballement médiatique et populaire sans précédent. J’en témoigne personnellement : ce jeudi 17 novembre, après avoir commencé à écouter le disque à la radio [336] En compagnie de Louis Bresson, avec qui nous animions un hebdomadaire régional créé ensemble et que l’on retrouvera quelque trente-cinq ans plus tard à Punaauia, tout près du faré où s’installait Brel…
un peu avant les journaux audiovisuels de 13 heures (à 12 h 51 précisément !), je franchissais dès le début de l’après-midi le seuil de mon disquaire… Ne serait-ce que pour ce titre unique, découvert avec ferveur, une histoire déchirante, merveilleusement écrite et décrite, où les protagonistes « se tiennent par les yeux » seuls au monde au milieu de la foule, dont Brel lui-même dira qu’il s’agissait de sa plus belle chanson d’amour.
Pour le producteur, appelé à promouvoir l’album sans la moindre participation de son auteur, envolé sitôt l’enregistrement terminé, le défi est grand. Alors, il va faire preuve d’imagination… Mais quand même, suggère-t-il à Jacques avant son départ, si les médias, la télé en particulier, veulent recevoir quelqu’un pour en parler, ne serait-il pas judicieux de pouvoir compter sur un journaliste qui connaîtrait bien son œuvre ? Après réflexion, Jacques convient du bien-fondé de la suggestion, à cette réserve près que le destinataire ne sera pas un journaliste. Il y a une personne, une seule, à laquelle il consent que Barclay fasse porter le disque dans cette optique précise. Et si la personne en question accepte de le commenter, dans les termes qu’elle jugera bons, libre à elle ! C’est d’accord, lui dit Barclay. De qui s’agit-il ? Et Jacques Brel de répondre : « François Mitterrand. »
Nous sommes en 1977. Mitterrand n’est encore que secrétaire général du parti socialiste, mais il a déjà la carrure d’un homme d’État. Les législatives de 1978 se profilent et il est question de programme commun entre le PC et le PS… Mais, surtout, Mitterrand est un homme de lettres que Jacques apprécie. Sur l’ Askoy , il avait emporté La Paille et le Grain . Et puis il y a cette chanson, Jaurès , qui devrait lui parler : « Demandez-vous, belle jeunesse / Le temps de l’ombre d’un souvenir / Le temps du souffle d’un soupir / Pourquoi ont-ils tué Jaurès [337] Jaurès , 1977 © Famille Brel.
? »
D’aucuns, pensant que Brel, fils de bourgeois, ne s’est jamais engagé politiquement, s’étonneront de ce choix. D’autant qu’il est et reste citoyen belge. C’est méconnaître son parcours, sa participation à nombre de galas libertaires… et son soutien publiquement apporté à Pierre Mendès France. Le jeudi 23 février 1967, il avait en effet participé, à Grenoble, à un meeting de l’homme politique, candidat aux législatives. Le 25, celui-ci lui écrivait une superbe lettre [338] Restée inédite jusqu’alors, Marie-Claire Mendès France en confia la teneur (et une copie) à Marc Robine, en vue de son livre Grand Jacques, le roman de Jacques Brel, op. cit .
, pour le remercier : « Je savais certes que les Grenoblois vous assureraient le succès qui vous est habituel, mais je ne savais pas que serait à ce point sensible pour la salle l’ardeur exceptionnelle que vous avez manifestée pour la signification de cette soirée. Très sincèrement, je pense que personne d’autre que vous n’aurait pu exprimer si clairement aux Grenoblois que l’association de nos deux noms n’était pas ce soir-là une rencontre de hasard. » Avant d’ajouter une note personnelle : « J’oublie maintenant le contexte politique pour vous dire que vous avez tort de ne pas accepter d’être traité de “poète”. Je suis personnellement convaincu que, depuis jeudi soir, j’ai un ami de plus et qu’il s’agit d’un poète. »
Début mars, Jacques Brel persiste et signe tout en apportant des précisions : « J’ai fait la campagne de Mendès France. Ce n’est pas un acte politique, mais un acte en fonction d’une politique. Je trouve désolant qu’un pays comme la France n’ait pas, à la Chambre des députés, un homme de la valeur de Mendès France. Il y a des hommes dont on n’a pas le droit de se priver. » On le voit aussi poser dans la presse avec François Mitterrand ou Gaston Defferre. Sa photo avec celui-ci, alors maire de Marseille, fait la une du Provençal , le 3 mars 1967, deux jours avant le premier tour, avec cette déclaration du chanteur : « Oui, je suis aux côtés des hommes de progrès. Car lutter pour l’amélioration de la condition humaine, préserver la dignité de l’individu, ce sont là des idées qui ont été soutenues plutôt par Jaurès que par Napoléon III, n’est-ce pas ? » Jaurès, eh oui… Jaurès déjà !
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