Extraordinaire coïncidence, en effet — hasard ou signe du destin, c’est comme on voudra, le destin n’étant peut-être qu’un hasard auquel on donne un sens, à moins que le hasard, comme le pensait Einstein, ne soit « le chemin que prend Dieu pour passer inaperçu » ? — , qui générera très vite une immense déception. Comme lorsqu’on revient, longtemps après, dans un endroit où l’on a vécu des moments de bonheur et qu’un cruel désenchantement se substitue à une mélodieuse nostalgie, pour laisser place aux regrets. Ainsi, en s’approchant du bateau qui les avait emmenés au bout du monde, porteur d’amour et synonyme de nouvelle vie, la tristesse s’empara d’eux comme la rouille et l’usure semblaient s’être emparées de l’ Askoy , dans un triste état de délabrement. « Mes vernis, regarde mes vernis, et la rouille… » La rouille qui, à présent, cachait presque complètement le nom du bateau : ASKOY-RYCB ANTWERPEN. « J’aurais préféré ne pas le revoir », lâcha Brel, avant d’ajouter : « N’y pensons plus. Il ne faut pas s’attacher aux choses [323] Ibid.
. »
Quelques jours plus tard, Jacques et Maddly décollaient de Tahiti à destination d’Hiva Oa. Jacques a de nouveau le menton glabre, signe que le moral est au beau fixe. Plus besoin, comme à Paris, de chercher à se dissimuler derrière une barbiche. « Le vol de retour sur les Marquises est une vraie fête », souligne Maddly. Mais, très vite, les échos de la sortie du disque en France, et surtout des circonstances de celle-ci, allaient assombrir le panorama. Jacques en avait déjà eu vent à Hong Kong, manifestant son dépit, via Charley Marouani : « Il craignait par-dessus tout que le public imagine qu’il avait été à l’origine de cette mise en scène autour de son disque. »
Cinq ans après, pour Paroles et Musique , nous frapperons à la porte d’Eddie Barclay pour lui demander des explications sur ce que l’imprésario appelait une mise en scène, d’autres un battage savamment organisé, en lieu et place de la sortie normale demandée par l’artiste — du moins aussi normale que possible, compte tenu de la très forte attente populaire d’un nouvel album du Grand Jacques. Voici ce qu’il nous répondra : « Il n’y a eu aucun battage ; c’est là où est l’erreur du public. Je vais vous raconter, parce que c’est assez drôle : Brel m’a donné des consignes personnelles pour ne pas faire de pub du tout. On avait juste dit aux disquaires qu’on préparait un nouveau disque de Brel. Lui, sa consigne, c’était que personne ne devait être favorisé ni servi avant les autres. Idem pour la presse, sauf trois hebdomadaires, et les gens de radio. Donc, pour que tout le monde ait les disques en même temps, on avait mis un code numéroté sur les fermoirs des caisses et, à la même heure, à la même minute, on a téléphoné le code à toutes les radios, et mon service commercial l’a téléphoné à tous les points de vente. Du coup, comme c’était spectaculaire, tout le monde a déliré sur cette histoire et, involontairement, c’est Jacques, sans le savoir, qui a déclenché ça [324] Paroles et Musique n° 21, propos recueillis par Jacques Vassal.
… »
Tout n’aurait donc été qu’une simple suite logique, un concours naturel de circonstances dû à une situation exceptionnelle, sans volonté réelle de créer l’événement… Pourquoi pas ? N’empêche qu’aux Marquises Jacques Brel se sentait manipulé et impuissant : « Je ne suis pas un marchand, je ne suis pas un produit ! », s’écriait-il.
Charley Marouani expose un autre motif, préalable à la sortie du disque, à ce ressentiment brutal de Brel contre un homme auquel il n’avait jamais fait, jusque-là, le moindre grief. Un après-midi, révèle-t-il, Eddie Barclay était venu au studio pour écouter les chansons déjà enregistrées. « Jacques guettait ses impressions… Après tant d’années sans écrire, il était impatient de savoir ce qu’on pensait de son travail, il attendait des remarques. Mais Barclay n’a pas fait le moindre commentaire. Quand il s’est adressé à Jacques, ça a été seulement pour parler de ses déboires conjugaux, de sa femme qui venait de le quitter… Jacques n’a même pas su s’il avait aimé ou pas ses nouvelles chansons [325] À l’auteur.
! »
Au moment de la commercialisation des inédits, en 2003, le producteur rappelait pour sa part qu’il se rendait rarement en studio, où il ne faisait que passer, parce que ça n’était pas son travail et qu’il laissait toujours l’entière responsabilité d’un disque à son directeur artistique, « qu’il s’agisse de Brel ou d’un autre ». Ce que confirmera Gerhard Lehner en 2008, trois ans après la mort [326] Eddie Barclay a été enterré au cimetière marin de Saint-Tropez, dans une tombe recouverte de reproductions de 33 tours à son nom véritable (Édouard Ruault), avec ses dates et lieux de naissance (26 janvier 1921, à Paris) et de décès (13 mai 2005, à Boulogne-Billancourt) et, en guise d’épitaphe, comme s’il s’agissait du titre du disque, une phrase qui lui était chère : « Que la fête continue ! »
de son ancien patron : « Barclay passait pendant l’enregistrement. Mais il ne restait pas. Il venait dix minutes, puis il s’en allait. » Mais, pour Jacques Brel, le dernier jour de studio, le jour des Marquises , « il était là en fin de séance, il a attendu que ce soit fini et il nous a invités à dîner dans sa maison, avenue de Friedland. Nous y sommes allés avec Brel [327] Eddy Przybylski, op. cit.
».
François Rauber, évoquant cette même journée à Chorus : « Il allait dîner chez Barclay et il m’a dit : “Tu vas voir, demain, les conneries vont commencer !” Brel ne s’était pas trompé. Avait-on besoin de ces chaînes, de ces cadenas, de tous ces machins de distribution ? Surtout que le disque a été tiré à tellement d’exemplaires qu’un seul pays n’a pas suffi pour alimenter la sortie et qu’il y a eu des gravures de qualités différentes. C’est important, la gravure d’un disque ! Jacques n’a pas du tout apprécié. Je n’ai rien contre les médias, mais Brel n’avait pas besoin de tout ça [328] Chorus n° 45, propos recueillis par Daniel Pantchenko.
! »
Pierre Perret, pour sa part, avance la lettre que Jacques Brel lui envoya des Marquises après la sortie du disque, comme un document à charge : « C’est la lettre de quelqu’un de profondément blessé. […] Le fracassant lancement par Barclay de son nouvel album l’avait profondément choqué. Voilà, jusqu’au bout les “marchands du temple” auront mis leurs gros sabots dans le plat. Son “ami” Barclay en tête de peloton. »
« Je pense qu’il aurait été encore plus malheureux s’il avait été témoin de la suite », renchérit Charley Marouani à propos des « marchands du temple » et des cinq chansons inédites jugées « peu abouties » mais publiées, déplore-t-il, « malgré toutes mes protestations, celles de François Rauber et de Gérard Jouannest [329] Une vie en coulisses, op. cit.
». Et d’ajouter : « J’ai aussitôt pensé à ce passage de l’un des titres de Jacques, Tango funèbre , quand le narrateur, sur son lit de mort, s’écrie : “Ils ouvrent mes armoires, ils tâtent mes faïences, ils fouillent mes tiroirs, se régalant d’avance de mes lettres d’amour, qu’ils liront près du feu en riant aux éclats.” » Un narrateur auquel Pierre Perret, marqué pour le reste de sa vie par le remords et le regret à la fois d’avoir manqué le voyage aux Marquises, s’adressera en ces termes : « Nous ne t’avons plus revu, Jacques. Tu es parti seul dans cet hôpital parisien, seul sur la pointe du cœur, ce pauvre cœur si gros que tu partageais avec la terre entière [330] A cappella, op. cit.
… »
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