Ainsi s’écoule ce mois de septembre 1977, entre travail, retrouvailles amicales et hantise des paparazzi, dans l’attente, sinon de regagner Hiva Oa au plus vite, du moins de prendre des distances aussitôt que possible avec la capitale parisienne. Un jour, ayant appris qu’Isabelle Aubret enregistre dans un autre studio de l’immeuble — l’année précédente, elle avait enregistré La femme est l’avenir de l’homme , et cette fois elle travaille à un nouvel album dont Claude Lemesle a écrit le premier titre, Berceuse pour une femme… — , Jacques Brel se fait une joie de la retrouver entre deux séances. L’interprète de C’est beau la vie et de La Fanette en gardera un souvenir particulièrement ému, redoutant de ne plus jamais revoir son ami ; ce qui sera en effet le cas… Celui de Miche et de France Brel aussi, qui, bien qu’ayant écrit à Jacques, attendront en vain sa venue à Bruxelles.
Fin septembre, il n’y a plus que deux chansons à enregistrer. Le 29, Vieillir , la chanson dont Gérard Jouannest a coécrit la musique, est seule au programme : « C’était curieux comme ambiance, se souviendra le musicien [307] Le 6 mai 2008, dans l’émission « Sous les étoiles exactement », sur France Inter, de Serge Le Vaillant (auteur, la même année, d’un beau-livre sur Brel intitulé Jacques Brel, l’éternel adolescent, op. cit. ).
. Tout le monde avait peur de se tromper et de l’obliger à chanter plusieurs fois. On avait l’impression que c’était quand même une des dernières fois. Et cette chanson, en plus ! Ces paroles… C’était fou ! » Comme toujours, Jacques s’emploie à fond, avec un professionnalisme qui n’a d’égal que son naturel, et n’a donc pas besoin de multiplier les prises ; heureusement d’ailleurs, car il termine les séances de l’album dans un grand état d’épuisement.
Une chanson encore reste à mettre en boîte, celle qui se retrouvera en dernière position sur le 33 tours et qui, néanmoins, lui donnera son titre officieux : Les Marquises . Pour cette ultime journée de studio, Jacques tient à effectuer une dernière fois le parcours à pied et arrive avec deux minutes de retard sur l’horaire prévu pour l’enregistrement. Il s’en excuse auprès des musiciens et, pour ne pas les faire patienter davantage, « il ne répète pas, précise Maddly [308] Tu leur diras, op. cit.
. J’ai juste le temps de lui glisser son texte et il s’installe devant le micro. Il est prêt lui aussi. Il part pour les Marquises… »
Ce 1 er octobre 1977, Jacques Brel chante les derniers mots qu’il enregistrera jamais, « Veux-tu que je te dise, gémir n’est pas de mise / Aux Marquises… », et s’adresse aussitôt à la Doudou : « Ça te va ? » Qui mieux que Maddly Bamy, en effet, pour juger de la pertinence de cet enregistrement, dont elle a vu et entendu naître les prémices, en guitare-voix, sous leur toit d’Atuona ? Puis il se tourne vers Rauber et Jouannest : « Ça vous va ? » Réponse affirmative des intéressés. « Alors, pour moi, c’est bon aussi. »
Voilà comment une prise unique, réalisée en une séance d’à peine cinq minutes, gravée telle quelle, après mixage, sur « l’album bleu » que tout le monde connaît, a donné lieu à une chanson immortelle ! Jamais aucune prise alternative ne pourra être dénichée dans les archives du producteur. Aucun repentir de l’artiste. Sa peinture des Marquises, Jacques Brel l’avait définitivement achevée in situ ; à Paris, seul restait à fabriquer son encadrement musical.
Mais, quand même, une seule prise… Quelle prise de risques ! Gerhard Lehner, évidemment, souhaitait disposer au moins d’une seconde prise, « ne fût-ce que par prudence, en cas d’incident technique », confiera François Rauber [309] « Brel 25 ans, Brel Bruxelles 2003 », Le Soir, op. cit.
. Mais « Brel a dit : “Ça va ou ça va pas ?” On a écouté la bande. Jacques a dit : “C’est bon et, s’il y a un problème, on fera revenir les musiciens et on sera contents de se revoir” ». Lehner aura d’autres motifs de rester marqué à jamais par cette session : « Quand il a fini d’enregistrer cette dernière chanson, tous les musiciens se sont levés pour l’applaudir ! En vingt-cinq ans de métier [jusque-là], je n’ai vu ça que deux fois. Vous voulez savoir l’autre fois ? C’était avec Sarah Vaughan [310] L’Américaine Sarah Vaughan (27 mars 1924-3 avril 1990) est considérée, avec Ella Fitzgerald et Billie Holiday, comme l’une des trois plus grandes chanteuses de l’histoire du jazz.
qui enregistrait aussi en direct avec l’orchestre de Quincy Jones [311] À Jacques Vassal, pour Paroles et Musique n° 21, op. cit.
. »
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AH ! JE LES VOIS DÉJÀ…
Une fois l’enregistrement terminé, suivent les séances de mixage que Jacques Brel supervise avec ses trois principaux collaborateurs, Jouannest, Lehner et Rauber. Ce travail parvenu lui aussi à son terme, il décide d’opérer un choix entre ses dix-sept chansons. Il n’en retient finalement que douze, considérant que les cinq restantes ne donnent pas le résultat escompté, « comme il le soupçonnait déjà un peu à l’écriture, se rappelle Maddly ; celles-là méritaient quelques modifications ».
Pour François Rauber, « Monsieur Barclay aurait bien aimé que sorte un double album, mais Jacques, après avoir tout enregistré, a fait une sélection des chansons. Ce n’est pas du tout parce qu’il ne voulait faire qu’un seul disque, c’est parce qu’il avait préféré celles-là… S’il avait été en pleine santé, avec un disque à venir l’année suivante, il n’aurait pas “essayé” toutes ces chansons. Mais, à ce moment-là, il ne supportait plus Paris, tout l’énervait, et il s’est dit : “Puisque je suis là, on va tout essayer, puis on triera et on choisira !” Voilà… Et il a trié, et il a choisi. Moi, je respecte la sélection qu’il a faite, c’est tout [312] À Yves Lecordier, pour Paroles et Musique n° 21.
». Selon Eddie Barclay, qui assurait avoir toujours laissé à Jacques Brel « la liberté complète de la conception de son travail », c’est à celui-ci qu’incombe l’idée initiale du double album : « Tout ce qui est paru, c’était sous la forme qu’il avait voulue, jusqu’à l’ordre des chansons sur un disque. Il savait que je ne mettrais pas une photo, pas un texte de pochette sans le lui soumettre… Il avait écrit pas mal de choses pendant sa “retraite” et voulait faire un double album, mais il était vraiment trop fatigué à l’enregistrement [313] À Jacques Vassal, pour Paroles et Musique n° 21.
. »
Une chose est sûre, qu’il ait songé d’emblée à un double album (ce qui paraît peu probable, Jacques ne disposant pas des vingt-quatre chansons nécessaires) ou qu’il ait seulement voulu tester des chansons qu’il destinait a priori au 33 tours suivant, Jacques Brel se montra clairement insatisfait par certaines d’entre elles, ou plus exactement par la résultante de leur travail en studio. Il le fit aussitôt savoir aux intéressés, sous forme d’autocritique, n’étant pas du genre à rejeter sur autrui ses propres erreurs. Gerhard Lehner : « Il était toujours d’une grande gentillesse dans le travail, s’excusant quand il faisait une erreur. Pour une des chansons inédites de la dernière session, après qu’on l’eut écoutée, il a dit à François Rauber : “Ça ne va pas du tout, ton orchestration ; mais c’est ma faute, c’est à cause des indications que je t’ai données.” C’étaient des conditions idéales pour travailler ensemble, parce que j’ai vu des vedettes qui cherchent toujours à mettre les autres en cause quand ça ne marche pas. Là, tout le monde se sentait concerné, il n’y en avait jamais un qui était distrait ou qui lisait le journal en attendant son tour [314] Ibid.
. »
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