Il suffit d’une demi-heure environ aux musiciens pour déchiffrer chaque partition de François Rauber et être prêts à enregistrer. Le temps nécessaire à Jacques pour se chauffer la voix, dans une autre pièce. Seul Gerhard Lehner regrette la brièveté de ces répétitions : « Je n’avais pas toujours le temps de régler parfaitement mon matériel. Il est arrivé qu’à l’écoute je trouve que le résultat n’était pas parfait, mais, si Jacques était content de son chant, il décrétait “C’est bon !” et il ne voulait pas refaire une prise [290] Eddy Przybylski, op. cit.
. » Au maximum, incroyable performance résultant d’une rare expérience de la scène, il ne lui faudra que trois prises pour une chanson, le plus souvent deux, voire une seule…
Deux titres donc pour cette reprise de contact avec le studio, mais quels titres ! Orly et Jojo . Deux chefs-d’œuvre d’amour et d’amitié. Et quels arrangements ! On ne peut plus somptueux pour Orly … François Rauber : « Les orchestrateurs travaillent avec deux types de chanteurs : ceux pour lesquels on ne peut pas orchestrer sans avoir lu le texte, et ceux pour lesquels il ne faut surtout pas lire le texte ! Avec Brel, une orchestration était inconcevable avant d’avoir lu le texte. Il avait d’ailleurs ses idées de styles, d’instruments — par exemple, dans Orly c’est lui qui a eu l’idée de la trompette. Il m’expliquait le décor orchestral qu’il souhaitait. Après, je faisais ce que je voulais, mais en partant de son idée initiale [291] Paroles et Musique, op. cit.
. »
Ce premier matin, toutefois, avant de débuter l’enregistrement, Jacques est pris d’une terrible quinte de toux. Bien sûr, les musiciens savent qu’il a été opéré et un certain malaise règne entre eux. Successeur de Jean Corti en studio depuis que celui-ci a choisi d’arrêter le métier [292] Il reprendra néanmoins l’accordéon et poursuivra une brillante carrière d’accompagnateur ponctuel de chanteurs et groupes des années 1990–2000 (Jeanne Cherhal, Thomas Fersen, Loïc Lantoine, Têtes Raides, Olivia Ruiz…) et de soliste compositeur (albums Couka , 2001 ; Versatile , 2007 ; Fiorina , 2009…). À noter dans ce dernier opus une belle reprise des Bourgeois , dont il composa la musique, interprétée par Allain Leprest à la suite d’une rencontre organisée par Chorus .
, Marcel Azzola est à l’accordéon : « Personne ne savait que dire à Jacques, se souvient-il. On voulait lui manifester notre amitié, notre sympathie, mais on ne trouvait pas les mots [293] Marc Robine, op. cit.
. » Alors, Jacques Brel prend les devants. Il se dirige vers le piano, fait mine de chercher quelque chose dessous, puis dedans… et lance cette question à la cantonade : « Vous n’auriez pas vu un poumon ? » Pour le coup, tout le monde se fige. « Bon, on l’a dit, reprend Jacques ; alors on n’en parle plus. » De fait, confirme l’accordéoniste, « on n’en a plus jamais parlé. Il nous avait évidemment choqués, mais il savait que cela nous libérerait [294] Ibid.
».
Autre sujet d’inquiétude, le souffle qui accompagne sa voix lorsqu’il parle. Jacques demande d’emblée à l’ingénieur du son s’il pense avoir la possibilité technique de l’effacer. « Pour le tranquilliser, rappelle Gerhard Lehner, j’ai dit oui. À la vérité, je ne voyais pas du tout comment. Mais, à l’enregistrement, la voix était extraordinaire, il n’y avait pas de souffle. Quand certains disent que sa voix avait baissé, je ne suis pas du tout d’accord. Jacques donnait surtout l’impression d’être heureux de chanter [295] Eddy Przybylski, op. cit.
. »
Ces petites appréhensions surmontées, la session d’enregistrement se déroule sans anicroche. Et Jacques chante aussi bien qu’auparavant, voire mieux que jamais. Au point, précise Maddly, de s’affranchir de son entourage au moment d’interpréter Jojo . « Il nous oublie, il parle à Jojo… »
Deux jours s’écoulent, durant lesquels le travail préparatoire se poursuit chez Gréco et Jouannest. Le 8 septembre, on revient en studio avec deux autres chansons. La première de celles qu’on appellera les inédites, Sans exigences . Et La ville s’endormait ; un titre, c’était couru d’avance, qui ne manquera pas de raviver médiatiquement la thèse de la misogynie de Brel. Comme on parlera de racisme à propos des F… , en voyant seulement dans cette chanson une charge étroitement ciblée plutôt qu’un pamphlet sur l’extrémisme et le fascisme.
A contrario, commentant cet album, le biographe Marc Robine (qui cassa sa tirelire de lycéen pour assister tous les soirs aux adieux de Brel à l’Olympia) écrira qu’ Orly « est le démenti le plus éclatant à opposer à ceux qui s’obstinent à ne voir en lui qu’un misogyne obtus », estimant également que le coup de patte à Jean Ferrat a été « assez mal interprété ». Selon lui, « il ne s’agissait que d’aller au plus pressé en tirant parti d’une référence connue de tous », ce qui n’était pas « un mince hommage, d’ailleurs, venant de Brel ». De retour aux Marquises, écoutant par hasard une émission de radio traitant du sujet, Jacques fera ce commentaire : « Ils en sont toujours à ma misogynie ! En fait, je déteste les femmes que je n’aime pas. Quand tu rencontres des femmes qui disent des conneries, tu ne peux pas leur dire : “Taisez-vous !” Et cela fausse tout [296] Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.
. »
Si l’on ignore la date précise d’enregistrement des deux monologues ( Le Docteur et Histoire française ), qui ne sont jamais sortis et ne méritent guère de paraître un jour, on possède la trace écrite des séances, avec les détails techniques, le nombre de prises, etc., des dix-sept chansons. Jamais plus de deux par session, pour se ménager, et seulement le matin — sauf exception — à partir de 9 heures. Ainsi, le 14 septembre, on mettra en boîte Avec élégance , une autre des « inédites » ; le 16, ce sera Mai 40 ; le 21, L’amour est mort et Voir un ami pleurer ; le 22, Les F… ; le 23, Le Bon Dieu et Les Remparts de Varsovie ; le 24 Jaurès — avec pour seul accompagnement, superbe réussite, l’accordéon poignant de Marcel Azzola — et Le Lion ; le 27, Knokke-le-Zoute tango ; le 28, La Cathédrale ; le 29 Vieillir . Le 1 er octobre, enfin, Les Marquises … en une seule prise !
Comme il fait beau en ce mois de septembre, Jacques et Maddly se rendent le plus souvent à pied au studio, distant d’à peine deux kilomètres. Ayant conservé le rythme des journées marquisiennes, où l’on se lève avec les poules, l’artiste a déjà mémorisé les chansons du jour pour être fin prêt à enregistrer. Depuis leur hôtel, le couple remonte l’avenue Foch jusqu’à l’Étoile et descend l’avenue Hoche en marchant d’un pas tranquille. Brel se tient au bras de sa compagne et s’appuie sur une canne. Sa barbe, ses lunettes noires et son feutre de cow-boy le rassurent et, de fait, lui permettent de passer inaperçu durant cette promenade matinale. Pourtant, le jour où il doit enregistrer L’amour est mort et Voir un ami pleurer , des photographes semblent attendre son arrivée à l’entrée de l’immeuble des studios Barclay… Première friction entre le producteur et son artiste, le premier justifiant alors leur présence par des tâches prévues dans la maison, et le second s’avouant des plus dubitatifs. Maddly, elle, constatera que c’est surtout à partir de cet instant qu’ils ont eu les paparazzi à leurs trousses.
Читать дальше