Que dire de cette version enregistrée dans sa case, à mi-chemin entre le village et le cimetière ? Elle apparaît si éloignée de la merveille connue de tous qu’elle en devient un cas d’école brélien. Du chemin à tracer entre l’idée de départ et son point d’arrivée. Anticipation de Jojo , brouillon, esquisse, ébauche ou première mouture, Six pieds sous terre est tout cela et autre chose à la fois : presque une autre chanson. Même sa mélodie est embryonnaire. Si l’on s’efforce d’oublier celle qu’on a en mémoire pour se placer en auditeur du Grand Jacques pendant qu’il s’enregistre, on se borne tout juste à la deviner, tant l’accompagnement semble monocorde et le tempo trop carré, sans doute imposé par la boîte à rythmes.
Dans l’immédiat, c’est sûr, Jacques ne peut être qu’insatisfait du résultat. Aucune des quatre chansons sur lesquelles il planche n’est « vraiment bonne ». Il a l’habitude, cela dit. L’inspiration a beau être primordiale, l’important pour lui, sans quoi tout ne serait que vaines velléités, est affaire de « transpiration » : « Je n’ai aucun talent, avouait-il humblement, et il faut que je travaille beaucoup. Pour moi, le talent, c’est un travail qui ne se voit pas. » Et s’il se définissait lui-même comme quelqu’un de laborieux (« Il faut que cela semble facile alors qu’on a mille heures de boulot derrière »), c’était bien parce que ce travail auquel il s’astreignait sans compter (« Pour moi, c’est toujours douloureux d’écrire. Tu le vois, n’est-ce pas ? », disait-il, en pleine gestation de l’album, à sa compagne) se voulait extrêmement minutieux. « Quand j’ai la musique, je compte le nombre de pieds pour chaque phrase musicale, je chronomètre et je sais qu’il va falloir m’exprimer en quatre ou cinq couplets. Je n’écris pas un livre, donc tout doit être contenu en deux minutes vingt, ou trente, ou quarante. Et c’est pour cela qu’il faut être précis. Bien savoir ce que l’on veut dire. S’il y a refrain, je procède de la même façon, tant de couplets et tant de refrains. Ce n’est pas un hasard. Le tempo joue aussi, bien sûr [271] Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.
. »
Mille heures de boulot derrière… En l’occurrence, mille heures de boulot devant ! Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre ce premier jet et la chanson qui sera enregistrée le 5 septembre 1977, trois ans quasiment jour pour jour après la mort de son grand ami ? Le refrain. Et encore, avec une variante de taille, car nulle part, en ce début d’année, il n’est question nommément de Georges Pasquier dans ce texte : « Six pieds sous terre, il chante encore / Six pieds sous terre, il n’est pas mort. »
La formidable trouvaille de l’auteur, encore lointaine, sera de s’adresser directement à Jojo et de le tutoyer d’un bout à l’autre de la chanson. Rien de tel ici. Il se contente de l’évoquer à la troisième personne sans fournir d’indices probants sur l’identité de celle-ci : « Il me chante à tue-tête / Quelques chansons paillardes / Moi, son corps de garde / J’embouche la trompette / Pour qu’éclate la fête… » Là où chaque couplet de Jojo débutera par l’énoncé de ce surnom (« Jojo, voici donc quelques rires… Jojo, moi je t’entends rugir », etc.), Brel ouvre les cinq premiers de cette esquisse par l’adverbe « parfois ». « Parfois, il se met à gémir… Parfois, il me chante à tue-tête… Parfois, on se déchire le mou… Parfois, remontant nos mémoires… Parfois, j’apporte quelques cris… »
Des couplets, en outre, qui n’ont quasiment rien à voir avec ceux de la mouture ultime, sinon dans l’esprit. Par exemple, le passage « Pour tenter de comprendre / Pourquoi tant et tant d’amis / Sont bien morts avant lui » annonce ces vers autrement plus évocateurs : « Je te dis mort aux cons / Bien plus cons que toi / Mais qui sont mieux portants. » Avec, quand même, quelques similitudes : « Nous refaisons le monde » au lieu de « Nous refaisons nos guerres » ; sauf que juste après, à la place de ces deux vers qui claquent : « Tu reprends Saint-Nazaire / Je refais l’Olympia », Jacques en est encore à une prose des plus banales : « Qui a déteint en gris / Et que c’est pas joli. »
Suivent trois autres couplets où la locution adverbiale « et puis » succède à « parfois » : « Et puis, quand arrive demain… Et puis, je le quitte au matin… Et puis, je rentre à petits pas… » Le deuxième est celui qui s’approche le plus de la version finale : excepté « et puis » au lieu de « Jojo » et « Je le quitte au matin » au lieu de « Je te quitte… », les quatre vers restant — dont l’image splendide « Des amputés du cœur / Qui ont trop ouvert les mains » — sont identiques. Le troisième et dernier couplet contient un seul vers commun, mais ô combien essentiel (« Orphelin jusqu’aux lèvres »), et pas mal d’approximations. Jacques Brel est alors dans le dur de la douleur, il cherche, tâtonne, bégaie, transpire : « Me tenant par les rêves » annonce laborieusement « Je m’habille de nos rêves » ; comme « Mais heureux à pleurer / Qu’il ne le sache pas » prépare « Mais heureux de savoir / Que je te viens déjà ».
Une absence criante dans ce document, celle du sublime néologisme « Tu frères encore » en troisième reprise du refrain. D’ailleurs, celui-ci n’est que balbutiant, avec des formules pas toujours heureuses dans les variantes utilisées. Si le premier refrain est presque définitif, au « détail » près de l’emploi du pronom personnel, le deuxième propose « Il trinque encore » au lieu de « Tu espères encore », et le troisième s’égare avec « Il pisse encore ». Quant au quatrième et dernier sur lequel s’achève cet enregistrement exceptionnel, il n’est guère éloigné de celui qu’on découvrira en radio le 17 novembre suivant, outre une permutation des vers :
Six pieds sous terre, il m’aime encore
Six pieds sous terre, il n’est pas mort
Autre manque flagrant, les trois vers, d’une importance capitale dans la vie et l’œuvre de Jacques Brel, qui concluent le quatrième couplet : « Nous savons tous les deux / Que le monde sommeille / Par manque d’imprudence. » À leur place, des mots parfaitement provisoires : « On rit de pute en pute / On court de bar en bar / Glissant du gris au noir. » Chez le Grand Jacques, le talent, loin de jaillir comme une source miraculeuse, se forge peu à peu à la force du poignet. Et c’est d’autant plus remarquable. « Le talent, c’est un travail qui ne se voit pas… » Oui, il y a vraiment loin de la coupe aux lèvres, même si l’exégète pourra trouver ici assez d’analogies pour faire son bonheur entre le brouillon et la chanson (dont la structure est d’ailleurs commune : huit couplets, quatre refrains et un nombre de vers identique). Notamment avec ce premier couplet :
Parfois, il se met à gémir
Quelques langueurs marines
Où des marins serinent
Que Saint-Cast doit dormir
Tout au bout du brouillard…
En dernier ressort, les « chansons » supplanteront les « langueurs » pareillement marines, « des Bretons qui devinent » évinceront « des marins qui serinent » ; quant à Saint-Cast où Jojo fut enterré, il dormira tout au fond et non tout au bout du brouillard… Et mon tout composera l’une des œuvres maîtresses de maître Jacques. Une œuvre dont PRT se souviendra de la gestation, établissant même un lien de cause à effet entre sa genèse et la visite festive à Carlos, alors hospitalisé à Papeete. « C’est dans ce contexte de simplicité tendre et amicale que vient troubler le souvenir des odeurs de sparadrap, d’éther et d’asepsie — de mort et de volonté de survivre quelque part, même sous terre —, que Jacques a esquissé le texte et la musique d’une chanson provisoirement intitulée Six pieds sous terre . Il voulait qu’on la chante après sa mort. Sorte d’hommage en miroir [272] Paul-Robert Thomas, op. cit .
. »
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