Il veut absolument finir Jojo , mais il ne trouve pas le bon angle, il tâtonne, il s’agace, alors il passe à autre chose. Aux F… , tiens, qui lui ont mené la vie dure ! Et, même s’il vit aux antipodes de Bruges, il ne fait pas dans la dentelle… Signe que cette chanson est singulière, c’est la première — et la dernière, par la force des choses — de tout son répertoire pour laquelle il va choisir une musique préexistante ! Une musique de « Joe » Donato — en fait João Donato, un grand pianiste et compositeur brésilien —, intitulée A Rã (The Frog) .
L’aurait-il appréciée, lui qui a toujours composé ses propres musiques, seul ou avec ses musiciens (Corti, Jouannest et Rauber), au point d’en faire une exception ? C’est probablement tout le contraire : entrée par effraction dans sa tête — il l’entendait du soir au matin comme on « matraque » un tube à la radio —, Jacques ne devait plus la supporter. Maddly l’utilisait en effet, d’ailleurs de façon tronquée, pour une chorégraphie destinée aux élèves de Sainte-Anne. De là à penser qu’il ait vu l’occasion de se venger doublement de personnages qu’il exécrait en les associant à une musique qui, elle-même, lui était devenue insupportable, il n’y a qu’un pas. Même pas l’épaisseur d’un papier à cigarette pour cet ex-fumeur invétéré qui avait arrêté net, et de façon définitive, à la veille de son opération !
Par la suite, révélera Maddly, jamais il ne fut troublé par le manque de tabac. Tout juste cherchait-il à « se souvenir du goût de sa dernière cigarette » quand parfois pouvait lui venir l’envie fugace d’en reprendre une. Il ne cessa même de reprocher à ses amis et relations de fumer… À ce propos, raconte mère Rose, « la première fois que je l’ai rencontré, tout simple, il m’a dit : “Vous savez, ici, les femmes fument trop !”, et je lui ai répondu : “Ça serait bien de venir sensibiliser les jeunes là-dessus.” ».
Comme quoi le Brel des Marquises, attentif aux autres dans la vie quotidienne, n’était plus (tout à fait) le Brel du music-hall, théoricien de l’absolu en représentation permanente. Il était bien loin, le temps où il évacuait le sujet par une pirouette, répondant à son ami Henry Lemaire [266] À Knokke-le-Zoute, 1971.
, qui le mettait en garde contre les méfaits du tabac, par une esquive toute brélienne : « Mais vivre, c’est très mauvais pour la santé, il n’y a rien qui use plus un homme que vivre ! » Lemaire : « Tu n’as pas peur du cancer et des trucs comme ça ? » Brel : « C’est la peur de la mort, ça. J’ai pas bien peur de la mort, non. D’abord parce que la mort, c’est la seule certitude que j’ai. […] Il est évident que je n’ai pas du tout envie de souffrir pendant des années, […] mais je n’ai pas peur du fait de ne plus rien être : un soir, je vais m’endormir et demain je ne me réveillerai pas, ça me paraît dans l’ordre des choses. En plus, comme je crois qu’il n’y a absolument rien derrière, ça ne me dérange pas, cette notion-là, non, pas beaucoup. » Lemaire, revenant à la charge : « Mais tu vas continuer à fumer ? » Brel : « Oui, parce que monter en voiture c’est dangereux pour la santé aussi, vivre c’est très dangereux pour la santé. […] Tout est extrêmement mauvais pour la santé ! »
Quatre titres sont sur l’établi d’Atuona (et de Punaauia), les premiers mois, pour réamorcer le travail d’écriture. La ville s’endormait, Jojo, Sans exigences et puis Les F… Vieille histoire, déjà, que cette affaire de « flamingants » et de reproches « belgiens » à son encontre ! Dix ans plus tôt, en 1967, s’imaginant « vieux » et donc « insupportable », le Grand Jacques n’écrivait-il pas :
J’habiterai une quelconque Belgique
Qui m’insultera tout autant que maintenant
Quand je lui chanterai « Vive la République
Vive les Belgiens, merde pour les flamingants [267] La… La… La… , 1967 © Éditions musicales Pouchenel.
! »
Où l’on s’aperçoit que, dans son répertoire, Jacques Brel a de la suite dans les idées. Chez lui, une chanson en amène parfois une autre, même longtemps après. Comme une histoire qui évolue avec le temps, un récit qui se prolonge et prend de l’ampleur… ou bien bifurque dans une direction inattendue. D’autres fois, ce sont simplement des formules qui reviennent, tenaces ou avec des variantes, mais qui, au bout du compte, par l’effet de répétition, créent une certaine connivence ; comme si l’on était mis dans la confidence. Et l’on se sent sinon impliqué soi-même, en tout cas beaucoup plus proche du narrateur. De la haute voltige d’écriture qui apporte à l’œuvre une formidable cohérence, tout en contribuant à susciter chez l’auditeur une étonnante résonance.
Il y a souvent loin de la coupe aux lèvres. On savait bien, pour l’écriture de ses chansons, que tel était le cas avec Jacques Brel. Lui-même n’a jamais cherché à nier, au contraire, le rôle et l’importance du travail dans le développement d’une œuvre. On était pourtant à cent lieues de se douter à quel point. Il aura fallu marcher dans les traces polynésiennes du Grand Jacques pour s’en rendre compte. Pour comprendre combien il avait besoin de remettre son ouvrage sur le métier…
Que de tâtonnements entre l’étincelle initiale, le jaillissement de l’inspiration et l’aboutissement de la chanson ! Quelle débauche de transpiration !
En feuilletant subrepticement (pour ne pas dire de façon indiscrète, sauf qu’à sa place on aurait tous pareillement cédé à la tentation) le cahier de chansons de Jacques Brel, en novembre 1976 à Punaauia, Claude Lemesle l’avait déjà remarqué : « Je vois naître les phrases, se multiplier les ratures ; que de travail, que de doutes, que d’humble acharnement d’artisan dans cette écriture somme toute scolaire [268] Plume de stars, 3 000 chansons et quelques autres, op. cit.
! » Aujourd’hui, on le sait avec certitude grâce à la découverte, à Hiva Oa, des versions originales des deux premières chansons auxquelles Brel a travaillé en Polynésie. Jojo et La ville s’endormait . Un document aussi improbable qu’unique, dans tous les sens du terme : les versions originales… enregistrées ! Oui, chantées et enregistrées, dans sa maison d’Atuona, par l’auteur-compositeur-interprète en personne !
Imaginez la scène. Et d’abord la disposition des lieux : au centre du salon, trois ou quatre fauteuils confortables autour d’une table basse ; le long d’un mur latéral, un meuble bas, la bibliothèque-discothèque, avec la chaîne hi-fi ; adossé au mur principal, l’orgue électronique à deux claviers superposés. Posés dessus, le gros poste radio à ondes courtes et un magnétophone à cassettes. À côté, reposant sur la paroi, la guitare sèche, près d’un fauteuil en osier. Devant l’orgue, un tabouret recouvert d’une étoffe…
Était-ce dans cette pièce ou bien dans son bureau, où l’orgue trouvera bientôt sa place définitive ? Climatisé depuis peu, le bureau sera en effet plus propice au travail, Jacques devant passer de longs moments à improviser au clavier, à chercher des mélodies et bien sûr à écrire. Toujours est-il que ce matin-là, à l’amorce de l’année 1977 selon toute probabilité, rentré de Tahiti pour la première fois à bord du Jojo , le chanteur s’installe à l’orgue.
Le travail en solitaire est un exercice sans précédent pour lui, depuis ses débuts phonographiques. Faute de collaborateurs pouvant lui apporter ce regard extérieur auquel il était habitué, il a besoin de s’enregistrer pour s’écouter ensuite, voir ce qui ne va pas, corriger ce qui le mérite… Mais pour enregistrer, il doit couper la climatisation, trop bruyante, qu’il a fait installer à cause de ses problèmes de respiration et qui, d’ailleurs, ne fonctionne pas la nuit, faute d’électricité à Hiva Oa.
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