Parmi les premières chansons auxquelles Jacques Brel s’est attelé, encore au stade d’ébauches quand il écrit en février 1977 à Charley Marouani, figure La ville s’endormait dont la genèse remontait à la traversée du Pacifique. « C’est ainsi, se souvient Maddly [258] Tu leur diras, op. cit.
, que j’entendis pour la première fois l’histoire de cette ville dont il avait oublié le nom, tandis qu’il nous préparait un feuilleté au roquefort… — Qu’est-ce que c’est ? avais-je demandé. — Un vieux truc, répondit-il, ça te plaît ? Alors tu devrais le noter. Et j’allai chercher un carnet pour noter ces quelques phrases. » Madou Bamy, la mère de Maddly, qu’ils étaient allés chercher en début d’année à Tahiti, en provenance de la Guadeloupe, séjournait chez eux au moment où l’auteur-compositeur travaillait sur cette chanson. Un jour, elle lui avoua spontanément qu’elle l’aimait beaucoup ; ce qui, précise Maddly, « le remplit de joie », au point de lui dédier ce titre : « Maintenant, dit-il, c’est sa ville. »
On comprend d’autant mieux cette réaction en se remettant dans le contexte. Sa carrière durant, Jacques Brel avait toujours eu un public pour mesurer l’impact de ses chansons, au fur et à mesure qu’il les écrivait. D’abord Jojo et ses musiciens, Jean Corti, Gérard Jouannest et/ou François Rauber (ce dernier ayant choisi de passer le témoin à son collègue quand les tournées sont devenues trop prenantes, pour se réserver le travail d’arrangeur ainsi que la direction d’orchestre lorsque Brel se produisait à Paris), avec lesquels il voyageait en voiture de ville en ville. Puis les spectateurs auxquels il offrait souvent une chanson nouvelle, finalisée le jour même et mise en forme, pendant la balance, juste avant le récital ! « Quand l’après-midi, on avait réglé le son du piano, précise Jouannest [259] À Bertand Dicale, pour Chorus n° 52, op. cit.
, on restait sur scène et il me disait : “Joue-moi des choses.” Je jouais et, si ça lui plaisait, il me faisait rejouer. Je lui ai joué des centaines de mélodies qu’il n’a jamais choisies ; c’était de l’improvisation au piano et parfois quelque chose lui plaisait, que l’on notait. » Il arrivait aussi que, pour régler telle ou telle chanson qui n’avait pas fonctionné comme espéré pendant le spectacle, Brel la retravaillait aussitôt avec son pianiste, le public à peine sorti de la salle…
Une méthode qui lui permettait ensuite d’entrer en studio pour enregistrer des chansons certes inédites en album mais largement éprouvées en scène (où il avait tout loisir, au besoin, de les peaufiner jour après jour, selon la façon dont elles étaient reçues par le public). François Rauber : « On travaillait constamment en tournée, sur le tas. On profitait du temps des répétitions : l’un au piano, l’autre qui avait ses idées, cherchait des mots, et on essayait de faire une rencontre… On mélangeait et de tout cela naissait une chanson, ou rien ; certaines venaient vite, d’autres pas du tout ou mettaient longtemps. J’en ai fait beaucoup avec lui, mais il est arrivé un moment où il m’a dit qu’il fallait qu’on divorce ! Parce qu’il tournait sans arrêt et que, moi, je devais rester à Paris. C’est là que j’ai demandé à Gérard Jouannest, qui avait accompagné Les Ménestrels [260] Un groupe vocal (deux garçons et une fille), comme il en existait alors beaucoup, interprétant des chansons traditionnelles et du répertoire contemporain.
, de travailler avec lui [261] À Yves Lecordier, pour Paroles et Musique n° 21, op. cit.
. »
À Hiva Oa, bien sûr, rien de tout cela : rien que les gens du village pour l’entendre et apporter d’éventuels commentaires, mais qui, pour la plupart, ne possèdent qu’un seul repère en matière de chanson française : Tino Rossi ! « S’ils ne chantent pas du Tino Rossi, ils chantent des chants religieux, catholiques ou protestants. De Tino Rossi, c’est le seul dont on puisse dire qu’il a eu plus de monde que le général de Gaulle en Polynésie. Ils chantent tous comme Tino. Tu vois de gros gaillards de deux cents kilos chanter comme Tino. Et moi, quand ils me connaissent, c’est “moins bien” que Tino… Ce n’est pas du tout leur style, mais pas du tout [262] À Paul-Robert Thomas, op. cit.
. » C’est aussi ce que lui avait répondu Victorine, l’infirmière qui venait lui faire des piqûres à domicile [263] Brel se déplaçait aussi au dispensaire, derrière la Poste, voire chez elle « quand il avait ses crises de douleur, souvent pendant la nuit, et je lui faisais sa piqûre : il ne s’agissait que de calmants » (à Eddy Przybylski, op. cit. ).
, en contrepartie d’un apéro sur fond de Mozart : « Je lui ai dit : je ne peux pas aimer tes chansons parce qu’on ne peut pas danser dessus. » Jacques avait ri : « Ça, au moins, ça vient du fond du cœur ! » Au-delà de cette question de rythme et d’habitudes culturelles, comment imaginer, en effet, que les Marquisiens puissent se sentir concernés par Le Plat Pays , par exemple, si éloigné d’eux à tous points de vue ? « Ses chansons n’intéressaient pas grand-monde ici, nous confirme un habitant d’Atuona, rencontré au Centre culturel Gauguin. Ça n’était pas notre genre de musique. Mais après sa mort, on était très fiers de sa chanson sur nos îles… »
Alors quand quelqu’un de passage, comme Madou Bamy, exprime franchement son plaisir à l’écoute d’une chanson en gestation, Brel ne boude pas le sien. Tout seul dans son bureau, il ne cesse d’ailleurs de se demander ce que Jouannest et Rauber pourraient bien penser de son travail en cours, neuf ans après son précédent album original. Certains jours, rappelle Maddly, se passaient à écouter et réécouter le travail des jours précédents, « afin de se corriger : “Après onze ans, fait-elle dire à Jacques [264] À tort, puisque le disque précédent ( J’arrive, Vesoul , etc.) est sorti en septembre 1968, soit moins de neuf ans plus tôt.
, c’est difficile de savoir.” » Cela explique aussi le fait que, ce premier semestre 1977, lorsqu’il avait des pilotes d’Air Polynésie à sa table, le lundi soir (après une longue journée de vol et une demi-douzaine de décollages et d’atterrissages depuis Tahiti), il faisait souvent écouter ses chansons enregistrées sur bandes. Il était en manque, en demande d’avis.
Maddly : « Jacques, avec une infinie précaution, conviait ses invités à les écouter. Ça commençait toujours ainsi : “Il ne faut pas que cela vous ennuie, nous ne sommes pas là pour nous emmerder.” C’était tout simplement parce qu’il était inquiet de tout ce que l’on aurait pu lui dire et il parait aux coups. Il ajoutait : “L’autre semaine, j’ai fait écouter Jojo à un de vos collègues et il m’a dit qu’il était indécent de dire ‘Je t’aime encore’ à un homme. Ça ne se dit pas, à son avis. Je n’ai pas bien compris. Ce n’est pas uniquement homosexuel quand deux hommes disent qu’ils s’aiment. Got ! La tendresse ! La tendresse [265] Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.
! »
On le sait, c’est l’idée de rendre hommage à son fidèle Georges Pasquier qui a tout déclenché. Mais le Grand Jacques ne donnera vie à Jojo que dans la douleur et après bien des tâtonnements. Son écriture, commencée en septembre 1976, ne le satisfait toujours pas six mois plus tard, à en juger par son mot à Charley Marouani (« Je n’ai pas encore une chanson vraiment bonne… »). En début d’année 1977 pourtant, les conditions pour qu’il écrive enfin dans la sérénité semblent réunies : Jacques n’a plus à se préoccuper de l’ Askoy qu’il voyait chaque jour patienter au rythme de la houle, alors qu’il avait décidé de ne plus naviguer ; le Jojo est à disposition dans un petit hangar du terrain d’aviation (il lui arrivera de transporter, toujours bénévolement, des habitants du village jusqu’à Nuku Hiva à raison de trois allers-retours quotidiens !) ; surtout, « tranquillisé par nos nouvelles dispositions », explique Maddly, Jacques se familiarisait avec son orgue, sa guitare : « Il voulait à tout prix finir Jojo , car c’est elle qui allait ouvrir l’espace à d’autres chansons. Il le sentait ainsi. »
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