Pourtant, il fait chaud en cette période de l’année, très chaud et humide. C’est l’été austral. Son costume de scène sombre n’est plus qu’un lointain souvenir rattaché à la vieille Europe. Ici, Jacques est vêtu d’une simple chemisette, largement entrouverte (quand il n’est pas torse nu), d’un short ou d’un pantalon légers, tout en blanc, mocassins inclus. Peut-être a-t-il laissé tourner le ventilateur, « qui ronronne au salon »… ou au bureau. Quand il s’essaie à chanter une chanson de bout en bout, il souffre parfois de manque d’air. Il lui arrive même, selon Maddly, de terminer en suffoquant.
Mais il y a aussi des moments cocasses, lorsque les coqs chantent en plein enregistrement : « “Bien sûr, il y a les guerres d’Irlande…” Cocorico ! “Et les peuplades…” Cocorico ! » « C’est très encourageant, dit Jacques à Maddly. Là, au moins, on ne se prend pas au sérieux. C’est la vie aux Marquises [269] Tu leur diras, op. cit.
!” » Et Fii, l’homme de maison, de faire spontanément la chasse aux coqs dès qu’il entend le climatiseur s’arrêter. Ce qui, constate la Doudou, a l’art d’attendrir Jacques.
Il a donc quatre chansons en cours, dont Sans exigences , qui non seulement se trouvait dans le cahier sur lequel s’était penché Claude Lemesle deux ou trois mois auparavant, mais surtout dont Monique avait lu le premier jet [270] Selon Olivier Todd, op. cit.
— or, Jacques et elle ne se sont plus revus après septembre 1974. Maddly aussi se souvient de premières esquisses du temps où elle fréquentait Jacques à Paris. L’auteur a de la suite dans les idées ! Mais ce jour-là, c’est à Jojo et à La ville s’endormait qu’il va s’attaquer. Il s’asseoit devant l’instrument, branche le magnétophone, se met à jouer et à chanter. Il commence par La ville… , celle des deux chansons dont le texte entamé sur l’ Askoy est le plus avancé. Ses doigts courent sur le clavier de l’orgue, dont il ne sort qu’un son assez grossier, sans doute pas très éloigné de celui de l’harmonium de Gauguin, sauf qu’ici, trois quarts de siècle plus tard, une boîte à rythmes s’y ajoute. Et sa voix s’élève, bien en avant, non pas hésitante et fragile comme on aurait pu le croire, mais juste et assurée, l’élocution précise…
À l’écoute aujourd’hui de cet extraordinaire document, on ne peut qu’être surpris par la force et l’ampleur du chant. Surtout après avoir lu et entendu tant d’allégations, au fil du temps, sur la prétendue déficience vocale de l’interprète après son opération. N’en croyez rien ! Rien de rien ! Même le souffle de sa voix, le fameux souffle qu’il aurait fallu atténuer en studio d’enregistrement, n’apparaît pas ici. Dans une cassette pourtant brute de décoffrage, une maquette élémentaire… En fait, le timbre de sa voix est plus clair, plus limpide que jamais ; l’homme, ne l’oublions pas, n’a pas fumé une seule cigarette depuis plus de deux ans. Le premier couplet passé, qui constitue le refrain en six vers que l’on connaît, Jacques enchaîne la suite quasiment comme il chantait sur scène ! N’était-ce la médiocrité du son, saturé sur quelques notes, on aurait l’impression d’« assister » à une prestation du Grand Jacques au top de sa forme. Quelle émotion !
Au deuxième couplet, il manque le dernier vers, « Dont le corps s’ensommeille ». Neuf vers au lieu de dix au final. Reprise du refrain et troisième couplet ; là, il faut attendre le huitième vers pour qu’apparaisse une première différence, infime : « Et je suis celui-là », au lieu de « Et je fais celui-là ». Dixième vers : « Qu’on attend quelque part » (au lieu de « On m’attend quelque part »). Le onzième vers de la version 33 tours (« Comme on attend le roi ») n’existe pas encore. Dans le suivant, on entend « Mais on ne m’attend pas » au lieu de « point » (qui rimera finalement avec « souverain »). Refrain à nouveau et, surprise, une strophe de neuf vers inconnus dont il ne retiendra que de rares bribes dans les douze vers « officiels » :
Et je me désenchante
Dans ce bleu presque noir
Où ne chantent que des chiens
Et ces chiens de hasard
Chantent comme les chiens
Non, le bonheur n’est pas là
Il faut aller plus loin
Peut-être que demain
Ou bien qu’après-demain…
« Scolaire », avait osé Lemesle, l’auteur aux trois mille chansons, en découvrant ce texte à Punaauia. Il avait raison, et Brel le savait bien lui-même, dont le talent artistique joint au travail artisanal permettrait en l’occurrence d’aboutir à cette formule magique : « Il est vrai que souvent / La mer se désenchante / Je veux dire en cela / Qu’elle chante d’autres chants / Que ceux que la mer chante / Dans les livres d’enfants. »
C’est alors qu’intervient, dans la version définitive, le fameux couplet évoquant Aragon, Ferrat et les femmes… Dans cette cassette, reprenant sans doute l’ébauche qu’il avait chantée à Punaauia et que Claude Lemesle, le lendemain matin, s’était autorisé à lire, pas un vers, pas même un mot sur le sujet ! Que s’était dit Lemesle, déjà, à la première écoute du disque ? « Tu aurais mieux fait de fermer ta gueule… » Sans l’ajout dudit couplet, c’est sûr, l’accusation de misogynie portée à l’encontre de notre homme aurait fait long feu. Je m’imagine aussi, en 1980, faisant écouter ce document à Jean Ferrat…
La chute donne lieu à une interversion. À la place du refrain et du dernier quatrain (« Et vous êtes passée / Demoiselle inconnue / À deux doigts d’être nue / Sous le lin qui dansait »), Jacques saute directement à celui-ci dont il bisse aussitôt les deux premiers vers, ainsi complétés : « Et vous êtes passée / Déjà je souriais… » Puis il conclut par le refrain à l’identique… ou presque, puisqu’au premier vers il emploie non pas l’imparfait mais le passé simple : « La ville s’endormit… »
Au plan de la composition, si elle est encore approximative, on retrouve l’essentiel de la structure musicale de la chanson et l’on reconnaît assez bien sa mélodie. La durée de l’enregistrement, elle, est inférieure d’une minute (trois minutes quarante contre quatre trente-six), y compris l’intro musicale d’à peine dix secondes et les cinq ou six de la note finale. Peu de différence en revanche, pour Jojo — qui d’ailleurs ne s’appelle pas encore ainsi mais Six pieds sous terre —, entre cet enregistrement (trois minutes trente) et celui du chef-d’œuvre sur l’amitié que l’on connaît (trois minutes quinze).
Pour le texte et la musique, c’est une tout autre histoire ! Il s’agit bel et bien du brouillon de Jojo , mais il est impossible à partir de ce document de pouvoir seulement imaginer le somptueux joyau qui en résultera en fin de compte. Si les paroles devront être remises cent fois sur le métier au long des six mois à venir, en septembre suivant la musique et les arrangements exigeront aussi un gros travail à Gérard Jouannest et surtout à François Rauber.
Cela commence par un rythme lancinant au son d’accords plaqués, qui ne varie un peu qu’après une minute, le temps de quelques rapides arpèges ; et ainsi de suite jusqu’à la fin (« Il n’est pas mort… »), dont la dernière syllabe s’étire sur plusieurs secondes. Jacques, rappelons-le, s’accompagne ici à l’orgue électronique, qui offre moins de combinaisons harmoniques que le piano ; un instrument auquel il n’a accès qu’à Tahiti, de loin en loin, chez son copain Paul-Robert.
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