Il se rappelle également qu’un soir, en le quittant pour aller se coucher, Jacques fredonnait ce couplet :
Et puis
Je rentre à petits pas
Me tenant par les rêves
Orphelin jusqu’aux lèvres…
Et Thomas de préciser encore que « cette chanson est une douloureuse déambulation nocturne, où l’on “court de bar en bar, glissant du gris au noir”, tandis que “des marins serinent que Saint-Cast doit dormir” : Jojo, son meilleur ami qui gît six pieds sous terre, a fait un séjour à l’institution Saint-Cast ».
Jojo ! Quand Jacky l’a rencontré, c’est d’abord son physique de colosse qui l’a impressionné. Cela se passait en avril 1954 aux Trois Baudets, où Georges Pasquier, en attendant mieux, présentait avec deux compères un numéro fantaisiste d’imitation et de bruitages étonnants. Un trio, Les Trois Milson (« les trois mille sons »), qui serait inclus en octobre suivant dans une de ces fameuses tournées Canetti — intitulées Le Festival du disque —, auxquelles participait alors le débutant Jacques Brel. En têtes d’affiche de cette tournée en Algérie et au Maroc, Sidney Bechet et Dario Moreno. L’occasion pour Brel et Pasquier de découvrir leurs points communs et de sympathiser, en infatigables amateurs l’un et l’autre de troisième mi-temps, de virées nocturnes et de soirées interminables à refaire le monde.
Or « Jojo se prenait pour Voltaire [273] Les Bourgeois , 1962.
»… et Jacky commençait à se défaire de son éducation bourgeoise. Il sera sa conscience politique. De cinq ans plus âgé que Brel, né à Arras en 1924, Georges Pasquier était un homme profondément attaché aux valeurs de gauche, tendance Jaurès et Mendès France. Sa vision progressiste du monde marquera définitivement le Grand Jacques. Ingénieur de formation, il délaissera le music-hall pour rejoindre l’Institut des pétroles, d’abord dans des stations de forage puis au siège de celui-ci, à Rueil-Malmaison, où en 1959 il fera la connaissance d’Alice, future épouse Pasquier le 30 avril 1963. Et c’est Jacques qui leur offrira leur voyage de noces à Venise. Car, entre-temps, en 1962, Jojo a choisi d’abandonner sa carrière pour accepter la fonction de secrétaire-chauffeur-régisseur que Brel lui a proposée. En fait, un rôle d’homme de confiance qui lui va bien. Et Jacques d’engager aussi la toute jeune M me Pasquier, pour assurer le secrétariat à domicile, répondre au téléphone et s’occuper de son courrier (« J’aiguillais parfois les gens sur Marouani… »). Mais, à l’instar de son mari, son rôle ira bien au-delà. Elle se chargera par exemple de l’entretien de son appartement et de ses affaires personnelles : « Comme il ne s’achetait jamais rien, j’étais même obligée de lui chercher des vêtements [274] Marc Robine, op. cit.
! »
Jojo, « l’ami, le frère de cœur ». À telle enseigne, rappelle Charley Marouani, que « lorsque Jacques a arrêté de chanter, il a offert à Jojo une petite maison à Asnières, ainsi que… L’Échelle de Jacob, le cabaret de ses débuts [275] Une vie en coulisses, op. cit.
! » Jojo en assurera d’ailleurs la direction artistique en 1967 et 1968, avant de tomber malade en 1969. Quand Jacques l’a appris, confiera Alice à Marc Robine, évoquant son cœur d’or, il « a été formidable. Il allait tous les jours à la clinique quand il était à Paris ». Georges Pasquier vivra encore cinq ans, alors qu’on ne lui donnait que six mois d’espérance de vie. Et quand la maladie l’a emporté, Jacques « est revenu immédiatement des Açores et s’est chargé de toutes les formalités afin que je n’aie pas à le faire… »
Le jour des obsèques, il loua spécialement un avion à Paris pour rejoindre Saint-Cast, avec Charley Marouani. « Parfois, écrira celui-ci, il arrive que certaines scènes infiniment tristes se transforment en vaudeville. Ce fut le cas. La fosse dans laquelle devait reposer le cercueil du pauvre Jojo s’était révélée trop petite ! Et, pendant que les préposés l’agrandissaient, Jacques a murmuré : “Jusqu’au dernier moment, tu vas nous faire ch… !” Inutile de préciser que la remarque cachait un immense chagrin [276] Ibid.
. »
Devant Prisca Parrish, en apprenant la mort de son ami, Jacques Brel tiendra ces propos, proches de la déclaration d’amour : « Jojo a plus compté dans ma vie que toutes mes femmes. Jojo, c’était l’homme de ma vie. » Plus tard, il ajoutera : « Jojo, c’était aussi un bon critique. Le seul qui avait le courage de me dire : “Ça ne veut rien dire, ce que tu racontes, faut refaire ce passage, sinon ils vont être paumés !” Et moi, je l’écoutais. Je corrigeais. Il avait souvent raison, Jojo. J’ai toujours tenu compte de ses conseils. […] Sans lui, je n’aurais jamais été moi [277] Prisca Parrish, op. cit.
. »
Jojo, l’homme à tout faire de Brel — comme Pierre Onténiente, alias Gibraltar, l’était de Brassens —, mais surtout le confident à la vie à la mort. Maddly : « Je l’ai vu écrire la chanson à Jojo… Il essayait de croire que Jojo l’entendait, que Jojo l’écoutait. Il était même anxieux : “Est-ce que ça lui plaira ?”, me demandait-il. “Crois-tu qu’il sera content ?” Je me souviens tout particulièrement du souci que Jacques se faisait au sujet de la qualité de cette chanson. Son inquiétude se manifestait plus fortement pour ce texte que pour n’importe quel autre. Me parlant de son ami, Jacques disait : “Il ne se passe pas un jour sans que je pense à lui, sans que je lui parle [278] Maddly Bamy, Pour le jour qui revient…, op. cit.
.” »
Que de peine, que de difficultés pour accoucher enfin de cette chanson, privilégiée entre toutes dans ce dernier album ! La preuve par neuf — neuf mois de labeur matinal — de sa théorie sur l’inspiration et la transpiration. Une preuve qu’il nous a laissé découvrir sur place… et qui justifierait à elle seule d’avoir parcouru la moitié du monde. Cet enregistrement de La ville s’endormait et de Jojo faisait en effet partie de ceux dont il proposait l’écoute à ses hôtes au long du premier semestre 1977, notamment aux pilotes en escale à Hiva Oa. À Michel Gauthier en particulier, l’un de ses deux instructeurs de Tahiti, qui se montra stupéfait, un soir, en l’entendant chanter de l’opéra en même temps que tournait un disque : « Poumon en moins ou pas, il gardait une sacrée puissance [279] Eddy Przybylski, op. cit.
! » Un autre soir, Jacques sortira une cassette en lui demandant si ça lui chante d’écouter Brel : « Il m’a fait écouter toutes les chansons sur lesquelles il travaillait. Des ébauches. Juste la voix et sa guitare ou un orgue. J’étais admiratif. Je lui ai dit : “N’y touche pas ! Laisse ça ainsi ! C’est génial !” Il a ri : “Tu es con ? Moi, j’entends déjà tout l’orchestre. Je vais aller enregistrer ça en France [280] Ibid.
!” »
Un autre pilote, tout aussi stupéfait de la qualité de ce qu’il venait d’entendre, lui demanda s’il comptait remonter sur scène avec ce matériel nouveau. Le « non » qui lui claqua aux oreilles résonna comme un écho, sept fois répercuté ! « Tu veux ma mort ! Est-ce que je te demande de traverser l’Atlantique avec un Bréguet 14 ? C’est insensé tout de même !
— Mais tu reviens à la chanson ?
— Je ne reviens pas à la chanson. J’ai toujours continué à gribouiller mes petites conneries. J’ai quitté le tour de chant, pas la chanson [281] Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.
. »
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