Jacques a proposé d’enregistrer deux chansons par jour, deux au plus « car c’était une gymnastique nouvelle pour ses poumons malades, se souvient Maddly. Il me disait : “Reste près de moi. Surveille-moi”, et je veillais à ce qu’on ne voie pas trop sa fatigue, je m’approchais de lui et il pouvait s’appuyer sur moi négligemment sans éveiller l’attention. Ce n’était pas de la coquetterie, c’était pour ne pas faire peur aux gens [297] Ibid.
».
S’il a toujours l’intention d’enregistrer d’autres albums, Jacques Brel sait bien, en revanche, qu’il ne se produira plus jamais en public. Le 27 septembre, enregistrant Knokke-le-Zoute tango , il s’est sans doute souvenu du regret qu’il formulait déjà à Atuona : « C’est dommage que je ne puisse pas la chanter sur une scène, parce que celle-là… » Oui, cette chanson-là — d’ailleurs fort difficile à interpréter avec son typique crescendo brélien — est éminemment visuelle : « Les soirs où je suis Caracas / Je Panamá je Partagas / Je suis le plus beau je pars en chasse… » Alors, à défaut de pouvoir l’incarner avec l’extraordinaire gestuelle dont il avait le secret, sans pareille depuis Piaf dans l’histoire de la chanson française, Jacques pourra compter sur le talent d’orchestrateur de François Rauber. Génial, en l’occurrence, par la délicatesse, la richesse et l’ampleur de son travail. Avec des ruptures de rythme, des hauts et des bas jusqu’à souligner simplement un texte dit, pour mieux préparer, bandonéon d’Azzola et section de violons conjugués, la majestueuse envolée finale. Rauber n’en considérait pas moins que « la puissance des mots chez Jacques prenait le pas sur tout… C’est très difficile de chanter une de ses chansons sans les paroles, parce que ce sont les mots qui priment… Ses textes étaient tellement riches que la ligne mélodique passait au second plan, ce qui me permettait à moi, orchestrateur, de mettre d’autant plus de musique derrière, dans les contrechants [298] Paroles et Musique, op. cit.
! ».
Le chanteur fait tout pour échapper aux médias, aux photographes, il se montre aussi discret que possible, mais pas au point de se cacher de ses amis. Il invite d’abord Serge Reggiani à dîner au restaurant, installés dans un coin à l’abri des regards. Vieille connaissance, « l’Italien » ! Les deux hommes ne manquent pas de points communs, à la ville comme à la scène. Comme il avait permis à Brel de débuter à Paris, c’est Jacques Canetti qui a convaincu Reggiani, en 1964, de se lancer dans la chanson et qui a produit ses premiers disques. Le 23 février 1967, ils s’étaient retrouvés à Grenoble dans un gala de soutien à Pierre Mendès France. Et, surtout, ils ont Barbara pour grande amie commune.
Après L’Homme de la Mancha , Jacques avait d’ailleurs songé à écrire une comédie musicale qu’il aurait intitulée Les Vieux ou le droit au mensonge , dans laquelle il se réservait un rôle aux côtés, justement, de Reggiani et de Barbara. Il en avait reparlé à Maddly, à Hiva Oa, et Barbara ne se privera pas de l’évoquer à la création de Lily Passion , en janvier 1986, avec Gérard Depardieu : « Jacques Brel avait eu l’intention, à un moment, de monter une comédie musicale pour nous deux. » Une intention qu’il nourrissait peut-être encore à l’heure d’enregistrer son nouvel album, si l’on en croit Gérard Jouannest : « À cette occasion, nous avons beaucoup parlé. Il avait dans l’idée que nous fassions une comédie musicale ensemble [299] Serge Le Vaillant, Jacques Brel, l’éternel adolescent, op. cit.
. » Brel au livret et aux lyrics, Jouannest et lui aux musiques (et Rauber, bien sûr, aux arrangements). Charley Marouani, qui fut également l’agent de Reggiani de la fin 1968 à son dernier spectacle, le confirme aujourd’hui : « J’étais présent lors de ce dîner au cours duquel Jacques a reparlé de ce projet avec Serge [300] À l’auteur.
… » Quant à Barbara, c’est au studio, lors d’une séance d’enregistrement, qu’elle retrouve Jacques Brel. Jean Liardon est là aussi, venu de Genève pour passer quarante-huit heures en sa compagnie. Jacques en profite pour proposer à Barbara un survol des Alpes avec l’avion de son ami. Liardon : « J’étais prêt à le faire. Mais elle m’a téléphoné pour évoquer toutes sortes d’excuses. Je crois qu’elle avait peur de monter dans un avion de cette taille [301] Eddy Przybylski, op. cit.
… »
Autre moment d’amitié notable, la soirée passée chez Lino Ventura, à Saint-Cloud, avec Georges Brassens, que Maddly rencontrait pour la première fois, et sa compagne Puppchen. Pâtes au menu — la spécialité de Lino — et pour thème principal de discussion : la mort ! Brel et Brassens, avec un poumon et un rein en moins respectivement, l’ont déjà frôlée de près. Quant à Lino Ventura, qui est à l’apogée de sa carrière, tout va bien pour lui. Il intervient en cours de soirée pour stopper cette conversation qui, même sur le ton de la plaisanterie, le met mal à l’aise : « Arrêtez de parler de tout ça, vous allez nous coller la scoumoune [302] Marc Robine, op. cit.
! »
C’est pourtant lui qui vivra le plus longtemps, dix ans encore, jusqu’à l’âge de soixante-huit ans. Mais il ne restait plus qu’un an à Jacques et quatre à Georges ; celui-ci avait déjà sorti son dernier album au premier titre en forme de pied de nez à la Camarde, Trompe la mort , et même donné son dernier récital, le 20 mai précédent, à Bobino (après cinq mois à guichets fermés). Maddly : « On plaisanta sur la mort ; chacun avait des peurs différentes et chacun riait des peurs des autres. Ce dîner chantait l’amitié. Jacques en eut une joie très vive [303] Tu leur diras, op. cit.
. »
L’amitié et la mort… Justement, Charley Marouani raconte : « Un jour, je tombe sur France-Soir , le grand journal de l’époque, qui titre sur la mort de Jacques Brel ! Je l’achète et le montre à Jacques qui me dit : “Va chercher un appareil photo, on va s’amuser !” Et il prend la pose, souriant, en tenant ostensiblement l’exemplaire du journal annonçant sa mort. Le but était bien sûr de l’envoyer à France-Soir pour voir comment ils auraient justifié leur bourde… Finalement, Jacques a préféré en rester là. Il s’efforçait tellement d’échapper à la presse qu’il n’a pas voulu risquer d’alimenter davantage les ardeurs des paparazzi à son encontre. Mais j’ai toujours la photo [304] À l’auteur.
! »
Avant que d’autres échos ne soient publiés sur l’enregistrement de l’album en cours, les lecteurs de France-Soir ont donc cru, au moins un temps, à la mort de Brel…
Un autre jour, où il a été prévu en studio une séance le matin et une autre l’après-midi, Jacques demande à Marouani de bien vouloir l’emmener chez Brassens qui l’a invité à déjeuner, Maddly devant sans doute vaquer à d’autres occupations. « Il m’a proposé de me joindre à eux, mais j’ai estimé qu’il était préférable de les laisser en tête à tête. Avec ma timidité légendaire, j’aurais eu l’impression d’être un nain muet, perdu entre deux géants [305] Charley Marouani, op. cit.
. » Georges, qui souhaite assister à la session de l’après-midi, ramènera lui-même Jacques au studio, au volant de sa vieille Ondine. Vers 15 heures, Charley se souvient de l’arrivée des deux amis, « bras dessus bras dessous, riant aux éclats comme deux gamins ». Et Brel de lui raconter en s’esclaffant que Brassens s’est aperçu, au moment de faire démarrer son véhicule, qu’il allait se trouver à court d’essence. Voilà donc nos deux hommes en quête de la première station venue qui, par chance, se présente assez vite sur leur chemin. Mais, au moment de payer, Brassens s’aperçoit qu’il n’a pas d’argent sur lui… et Brel non plus ! « Le pompiste n’en croyait pas ses yeux ! rapporte l’imprésario [306] Ibid.
. Ces immenses artistes, installés dans une vieille guimbarde et sans le sou ! » Bonne âme et sûrement ravi, le pompiste accepta de faire crédit à un Georges Brassens confus, qui, en honnête citoyen, revint lui-même en fin de journée régler son dû.
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