Je savais naturellement que Brel et lui se connaissaient bien, que nombre de liens les unissaient. Je n’ignorais pas que Brel avait souhaité acheter une maison à Antraigues, ce petit village d’Ardèche qui inspirerait Ferrat à l’heure d’écrire La Montagne , avant même que celui-ci ne s’y installe. Je savais qu’ils s’y étaient retrouvés ensemble à plusieurs reprises. Je n’ignorais pas que son éditeur Gérard Meys, qui était aussi celui de leur amie commune Isabelle Aubret, avait débuté dans le métier auprès de Jacques Canetti chez Philips et qu’il avait travaillé avec Brel [242] Au début des années 1960, Brel lui confia l’édition de plusieurs chansons dont La Fanette , reprise par Isabelle Aubret, et Vieille , écrite pour Juliette Gréco.
. Je me souvenais parfaitement, pour m’en être délecté en direct, de l’émission de télévision, restée célèbre par son contenu mais aussi par ses conséquences [243] « L’Invité du dimanche », diffusée le 16 mars 1969 sur la deuxième chaîne : trois heures en direct autour de l’écrivain Jean-Pierre Chabrol. Furieux du ton libertaire de l’émission, le directeur de la chaîne exerça ensuite des représailles à l’encontre de son équipe et fit en sorte que Ferrat, dès lors, fût interdit d’antenne.
, à laquelle ils avaient participé tous deux — Brel tout juste sorti de sa matinée dominicale de L’Homme de la Mancha — en compagnie de Georges Brassens, Francis Lemarque et Monique Morelli… Alors, bien sûr, je n’hésitai pas à lui parler de ce passage de La ville s’endormait , où son « camarade » Jacky semblait s’en prendre à lui.
Réponse mi-figue mi-raisin ; mesurée, car relativisant le propos, mais sans appel sur la question de la misogynie : « Il pouvait le penser, c’était son droit… Il était misogyne, Brel, tout le monde le sait. Mais il n’affirme pas, il se demande, il n’est pas “bien sûr”… » Ça, c’était pendant que le magnétophone tournait. En off , après que je fus revenu à la charge, il s’avoua passablement meurtri. Pas tant par l’allusion elle-même que par sa formulation (« comme chante un certain ») : en le visant à titre personnel, celle-ci l’avait blessé davantage. D’où, peut-être, le coup de griffe sur la misogynie… Les deux hommes avaient-ils de vieux comptes à régler ? En septembre 1965, invité à se produire à la fête de l’Humanité, le Grand Jacques aurait confié ceci à un ami : « Moi qui ne suis pas communiste, mais qui trouve que ces gens se battent pour des idées généreuses et qu’on doit les aider, j’y vais, sans être communiste, comme un con, à l’œil. Et Ferrat, nettement plus communiste que moi, se fait payer [244] Déclaration rapportée notamment par Olivier Todd ( op. cit. ) et par Jean-Dominique Brierre ( Jean Ferrat , L’Archipel, 2003).
. » Des cadavres dans le placard ? J’interrogeai Ferrat sur ses rapports avec les « grands » et sur la façon dont il avait « vécu » Brel :
« C’est sans doute Brassens que j’ai connu le mieux. Et Brel, parce qu’il est venu plusieurs fois à Antraigues, participer à des fêtes. Et on se connaissait depuis l’époque de la rive gauche… On “vit” les gens comme ils sont et comme ils apparaissent à travers ce qu’ils font. Souvent, il y a une identité entre l’homme et son œuvre. Pas toujours, mais dans le cas d’un personnage comme Brel, il n’y avait pas de doute possible : il vivait comme il était sur scène, il n’existait pas de différence entre lui et ses chansons. Mais ce n’est pas toujours évident ! Il faudrait rentrer dans des détails qui ne sont pas forcément agréables…
— Pour Brel ?
— Non, pour d’autres… Mais il ne faut pas toujours identifier bêtement un type à ce qu’il écrit. […] Je crois que l’important, c’est ce qu’il écrit ; et ce qu’il est, même si c’est un peu différent, ça n’a pas d’importance… Je crois. »
Je m’engouffrai alors dans cette brèche ouverte spontanément sur d’éventuelles contradictions entre l’homme et son œuvre, en exprimant mon doute à ce sujet, du moins quand l’œuvre est de valeur.
« On ne peut pas tricher toute une vie…
— Bien sûr, pour les grands, ça ne peut être que ça. Mais je veux dire qu’il y a des failles, des fois. […] Pour les gens, il faudrait que l’on soit toujours, exactement, comme l’image qu’ils ont de vous, au sommet… C’est un sentiment primaire mais courant. Il faut se méfier un peu de cette identification de l’homme avec son œuvre. »
Des failles… « On ne peut pas tricher en permanence, c’est sûr, martela-t-il, mais je ne parle pas de ça, je parle des… des failles, très exactement. » À nouveau en off , il me confia que chez Brel, comme chez lui-même, il existait en effet certaines différences notables entre l’image perçue et la réalité vécue… Je n’en apprendrais guère plus ; du moins cette fois-là.
Mais il est temps que s’achève cette fameuse soirée de novembre 1976, chez Paul-Robert Thomas, avec Jacques Brel et Claude Lemesle… Dans le faré ouvert aux alizés, atténuant quelque peu la touffeur nocturne, l’ambiance est chaleureuse, voire euphorique. « Il est deux heures du matin, se souvient Lemesle. Le rhum de Maddly, le bordeaux et les digestifs commencent à faire leur effet. Le D rThomas réitère pour la énième fois sa supplique :
— Claude, la guitare !
« J’accepte enfin. L’alcool m’a complètement désinhibé. Hélas, il m’a aussi totalement embrouillé la tête, et je me livre à la plus pitoyable prestation de toute ma carrière de chanteur : je mélange tout. […] À la fin de mes deux chansons, pourtant, Brel me lance gentiment :
— C’est joli !
« Puis il prend pitié de moi, s’empare de l’instrument et me chante, me voyant définitivement HS, quelques extraits de son prochain album. Honte de ma vie : je ne m’en souviens absolument pas ! C’est Paul-Robert qui me l’a raconté. Après quoi, je pars, raide comme la justice, tutoie le piano, franchis la porte de la chambre d’amis à gauche, et m’écroule. Ainsi s’est déroulée mon audition devant Brel [245] Claude Lemesle, op. cit.
. » Sans plus de succès, donc, que la première…
Comment Lemesle, se demandera-t-on, a-t-il su que le Grand Jacques avait ajouté une strophe à La ville s’endormait , vu son état « avancé » pendant qu’il lui chantait ses esquisses de chansons ? Tout simplement parce que, le lendemain matin, il eut accès aux textes en cours : « À mon réveil, assez douloureux, chez Paul-Robert qui m’avait judicieusement invité à passer la nuit chez lui, il n’y avait plus personne. Je me suis retrouvé seul… et là, le temps de me préparer un café, posé sur le piano, je découvre un cahier d’écolier. J’ai compris tout de suite de quoi il s’agissait. J’ai reconnu l’écriture de Jacques. C’était son cahier de chansons ! J’avoue avoir eu un instant l’impression de commettre un crime de lèse-majesté. Et puis la curiosité l’a emporté. Il y avait là, sous forme de brouillons, avec plein de ratures, tous ses textes en cours ! Les nouvelles chansons du Grand Jacques, alors que personne encore, en France, ne se doutait qu’il s’était remis à écrire [246] À l’auteur.
… »
Le quotidien avait repris son cours, le toubib vaquant à ses occupations, Jacques et la Doudou partis en courses… Claude aura l’occasion de retrouver à plusieurs reprises son ami médecin et ancien concurrent (« La dernière fois, précise-t-il [247] Ibid . À côté de ses activités d’auteur, Claude Lemesle anime lui-même des ateliers d’écriture, fort courus, qui ont donné naissance aux Stylomaniaques , un spectacle interactif qu’il présente avec ses stagiaires.
, c’était à Nîmes au début des années 2000 : désormais à la retraite, il avait renoué avec ses premières amours en animant un atelier chansons pour des artistes en herbe »), mais il ne reverra « l’homme qui a chaviré » son adolescence et, assure-t-il, bouleversé sa vie qu’une seule fois. Toujours à Tahiti et seulement par le plus grand des hasards. C’était en juillet 1977. Invité à fêter un anniversaire dans un restaurant de Papeete, il aperçoit au fond de la salle, dans la pénombre, un type qui lui fait de grands signes. « “Ah ! fait-il en me voyant enfin me pointer, encore un espion envoyé par Lama !” »
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