Charley Marouani et Henri Salvador, venus partager quelques jours de bonheur avec Jacques, s’apprêtaient à regagner Paris quand, avec Maddly et PRT, ils furent invités à dîner par un grand ponte local du nom d’Émile Vongue, importateur et concessionnaire à Tahiti de véhicules automobiles. Parmi la vingtaine de personnes présentes, le gouverneur de la Polynésie française, Charles Schmitt [226] Charles Schmitt sera le dernier gouverneur de la Polynésie française (du 4 décembre 1975 au 13 juillet 1977) et le premier haut-commissaire de la République en Polynésie française, mais seulement pendant trois mois et demi (du 13 juillet 1977 au 31 octobre 1977), du fait de son décès accidentel par noyade.
, et un couple bien connu de la place, Henri et Tina Bontant, qui organisait des galas de variétés. Deux ans plus tôt, ils avaient fait venir Joe Dassin… Et Claude Lemesle, voyant là l’occasion de découvrir Tahiti, s’était joint à « l’équipe à Jojo » à titre purement amical. Or, ce même soir, Lemesle — qui, « fatigué du stress parisien », avait remis le cap sur le Pacifique — figurait justement au nombre des invités.
Pas grand-chose à dire de ce « somptueux repas » (tout le monde, nota Thomas, resta « sur sa faim », Brel se contentant « de civilités et de paroles anodines »), si ce n’est qu’au retour à Punaauia ce dîner et ses convives, Lemesle en particulier, furent l’objet principal de l’habituelle conversation nocturne entre le chanteur et le médecin. « J’explique à Jacques que l’amitié qui nous lie, Claude et moi, s’est tissée depuis des années autour de notre passion commune pour la poésie et la chanson en général. Je précise que j’aime beaucoup ce qu’écrit Claude et que j’admire son talent d’auteur de chansons [227] Paul-Robert Thomas, op. cit .
. » Et Paul-Robert de parler de ces soirées entre amis « où Claude fait des medleys de ses tubes, et surtout où il nous réserve ses chansons inconnues, plus personnelles ». La réaction de Brel ne se fit pas attendre : « Je sais que Lemesle est un type bien. Dis-lui donc de venir dîner un de ces soirs. »
Objectif atteint ! Les trois anciens du « Jeu de la chance » vont enfin se retrouver, rien qu’entre eux. Douze ans après et quelque quinze mille kilomètres plus loin. Et PRT de sourire intérieurement à l’idée d’annoncer à Lemesle qu’il était invité par Jacques Brel, ajoutant que ce dernier attendait de lui qu’il chante ! Commentaire de l’intéressé : « Alors là, panique : le trac de ma vie. Pensez : “M. Picasso voudrait bien voir vos toiles [228] Claude Lemesle, op. cit.
!” »
En fait, c’était la troisième fois que Brel et Lemesle allaient se rencontrer à Tahiti. La première remontait au début de la même année, lors d’un dîner chez les Bontant. À table également, avec son épouse, Michel Anglade, le directeur de La Dépêche de Tahiti , le quotidien dont mon ami Louis Bresson ne tarderait pas à prendre la rédaction en chef… « Le contact est aussitôt chaleureux, simple. » Aujourd’hui encore, Lemesle se souvient de la date précise : le mercredi 21 janvier 1976. « Ça, c’est un truc incroyable : un ami virtuel t’a tenu la main pendant toute ton adolescence, tu as été à l’affût de ses moindres paroles, de tous ses faits et gestes, il t’a enflammé, transporté, transcendé, il a été ton modèle, ton maître, l’absent tellement plus proche que toutes les présences, et il débarque un soir dans ta vie. Il est là, le miracle est là, et c’est normal [229] Ibid.
! » On le sait, une grande passion vécue à l’adolescence reste indélébile. « Un de ces coups de foudre qui bouleversent une vie et la transforment à jamais. Je suis allé le voir pour la première fois à l’Olympia en octobre 1961, et je ne peux pas dire que ça m’a guéri ! […] J’en ai pris plein la gueule et la maladie, de grave, est devenue incurable [230] Ibid.
. »
Entre-temps, l’imprésario des stars et l’immortel interprète de Syracuse sont repartis. Mais le dernier matin, le compositeur et instrumentiste émérite qu’est Henri Salvador a voulu laisser un souvenir personnel de son passage : vers 6 heures, alors que Brel et la Doudou dormaient encore, il a demandé à Paul-Robert de brancher son magnétophone : « Je vais enregistrer des musiques que j’ai composées ici. » Essais de micro, l’artiste fredonne la ligne mélodique en s’accompagnant à la guitare, puis prend place au piano… « Ce n’est qu’une maquette, mais c’est suffisant », murmure-t-il à son hôte en lui remettant la cassette. « Tu diras à Jacques que je lui offre ces musiques. Je les ai composées à son intention. Ce sera une surprise. S’il veut les utiliser pour en faire des chansons, libre à lui ! »
Aujourd’hui, tout en confirmant cette anecdote, Charley Marouani se demande où ont bien pu passer ces musiques, ce qu’elles ont bien pu devenir… Et il ajoute que, pendant ce séjour, ses deux amis ont d’ailleurs pris plaisir à faire régulièrement de la musique ensemble : « Le soir venu, Henri prenait la guitare et Jacques se mettait au piano… C’est ainsi qu’il nous a fait découvrir les esquisses de quelques chansons du futur album, pour lequel j’insistais beaucoup car je pensais que c’était vital pour lui de se remettre à écrire. Et puis, fourbus par la journée passée à voler jusqu’à Rangiroa ou à pêcher dans le lagon, nous allions dormir, Henri et moi, en laissant Jacques et le D rThomas à leurs conversations nocturnes, qui pouvaient durer jusqu’à trois ou quatre heures du matin [231] À l’auteur.
. »
Quelques journées passent et arrive celle du fameux dîner de retrouvailles. Comme prévu, avec Maddly, ils sont seulement quatre à table. « Le grand Belge » est en verve. Lemesle : « Il fait toute la conversation, disserte brillamment sur l’âme polynésienne qu’il apprend à connaître aux Marquises et qui semble le passionner. Il parle de son avion, Jojo , tout heureux d’avoir à nouveau l’autorisation de voler. De temps en temps, Paul-Robert vient me glisser en catimini : “N’oublie pas de prendre la guitare tout à l’heure”… »
À la fin du dîner, Maddly va se coucher dans le petit bungalow qu’elle et son compagnon occupent la nuit, et les trois survivants du « Jeu de la chance », aux destins si différents, s’installent dans des fauteuils « style Emmanuelle ». Évidemment, on parle chanson. Même si Brel prévenait d’entrée ses nouveaux interlocuteurs que son ancien métier ne l’intéressait plus… Il avait déjà fait le coup chez les Bontant, avant de demander à Lemesle s’il s’était produit du nouveau dans le domaine de la comédie musicale à Paris — sous-entendu « depuis L’Homme de la Mancha ». Puis ce qu’il pensait de Nicolas Peyrac, qui le citait dans Et mon père [232] Une chanson de son deuxième album (1976), où il évoquait aussi Gréco et d’autres artistes appréciés de Brel : « Quand vous chantiez en ce temps-là / L’argent ne faisait pas la loi / Les hit-parades n’existaient pas / Du moins, ils n’étaient pas de poids / Et Trenet avait mis des années / Brassens commençait à emballer / Et Bécaud astiquait son clavier / Monsieur Brel ne parlait pas encore des folles… »
, l’un des succès radio de l’année, et n’allait d’ailleurs pas tarder à récidiver avec un titre spécifique, Les Vocalises de Brel [233] Chanson extraite de son quatrième album (1977), Et la fête est finie…
: « Sur Amsterdam traînent encore les vocalises de Brel / Comme des restes de remords entre terre et ciel / Et les nuages volent bas, encore plus bas qu’en ce temps-là / Comme s’ils pleuraient pour ces gens-là. » Enfin, apprenant qu’il était ami avec Serge Lama, il lui avait confié ce message : « Dis-lui qu’il arrête de tousser, parce que je vais mieux ! »
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