Quant à France, ce voyage la marquera pour la vie. « Dire que l’ Askoy et moi avons vécu et partagé de grands moments me semble dérisoire quand je repense aux réalités exceptionnelles que nous avons affrontées [206] Jef ( op. cit. ). France Brel vogua sur l’ Askoy du port d’Anvers jusqu’à Fort-de-France, c’est-à-dire du 24 juillet 1974 au 26 janvier 1975, en passant par les Canaries (et le fameux réveillon de Noël en compagnie d’Antoine).
. Jamais je n’oublierai cette merveilleuse traversée étoilée que nous fîmes, presque en solitaires, bercés par les accords du Schéhérazade de Rimski-Korsakov. […] J’avais vingt ans, ce voyage en bateau, c’était génial. Mais quel service militaire [207] Le Soir , 19 mars 2003, supplément « Brel 25 ans, Brel Bruxelles 2003 ».
! […] Et puis nos destins nous ont séparés sans nous épargner [208] Jef ( op. cit. ).
. »
Décembre 1976, Atuona : à son retour de Tahiti, dégoûté par le bateau, devenu synonyme de souffrance morale — il lui rappelle trop de malheurs : la séparation de fait avec Monique, la mort de Jojo, la découverte de son cancer, la trahison supposée d’Antoine, la rupture avec France… — , Jacques cède sans regrets sa cathédrale de voiles à ce jeune couple d’Américains, Lee Adamson et Kathy Cleveland, visiblement fort épris et amoureux de la mer.
Un bateau ne sait rien
Rien qu’attendre en silence
Le jour où son maître revient
Il a le temps
Il se balance
Au gré du vent [209] Jean-Roger Caussimon, op. cit.
…
Est-ce le mauvais œil de l’ Askoy ? Toujours est-il que leur périple océanien, achevé sur l’île d’Hawaï, se soldera par un divorce. Vendu (après la mort de Brel) à un marchand de surfs d’Hawaï, Harlow Daugherty, le bateau passe ensuite entre les mains d’un Allemand, Helmut R., qui sera arrêté aux îles Fidji pour trafic de drogue ! Placé sous séquestre par la justice, l’ Askoy est « oublié » un certain temps au port de Suva, avant d’être mis en vente publique. Il sera adjugé, un an plus tard, dans un triste état, avec un mètre d’eau à l’intérieur, à un journaliste néo-zélandais spécialiste des questions maritimes, Lindsay Wright, qui va se risquer à regagner son pays, seul à bord… Mais, à l’approche des côtes de Nouvelle-Zélande (où il souhaite le faire restaurer au chantier naval de Waitara), il essuie une terrible tempête qui scellera le sort de l’ Askoy : on se croirait projeté dans L’Ouragan , de Jean de Bruges ! L’une des trois histoires extraordinaires (avec La Baleine et La Sirène ) écrites par Brel sur une musique de François Rauber [210] Devant présenter un poème symphonique à son examen de composition musicale au Conservatoire de Paris, François Rauber demanda spécialement à Jacques Brel de lui écrire les trois histoires de Jean de Bruges. Le jour de l’examen, le 27 juin 1962, le récitant fut Jean-Christophe Benoît.
.
L’ensemble, qui fait plus de treize minutes, constituait un « poème symphonique » récité d’une façon délibérément emphatique jusqu’au crescendo final. Recherché désespérément par tous les amateurs, c’est un document exceptionnel qui n’avait jamais été réédité [211] Il aura fallu attendre le printemps 2013, soit cinquante ans après le 25 cm, pour que Jean de Bruges sorte enfin dans le commerce. En l’occurrence, dans un CD de François Rauber, Suites d’orchestre , qui s’ouvre sur le poème symphonique dit par Brel (et Janine de Waleyne) et s’achève, en « bonus », par ses trois mouvements en version orchestrale (Classics Jazz France/Universal).
depuis sa sortie en 1963 sur un 25 cm Barclay non commercialisé et à tirage limité : un disque, Jacques Brel chante la Belgique , conçu par la municipalité de Bruxelles pour être offert exclusivement à deux cents bourgmestres du pays réunis en congrès (et dont le premier intéressé demanda cinq cents exemplaires pour les offrir de son côté). « À moi, à moi, Jean de Bruges / Grand quartier-maître sur “la Coquette” / Trente ans de mer et de tempêtes… »
Alors est arrivée plus haute qu’un nuage
Et plus noire qu’un péché, plus longue qu’un voyage
Une vague bâtie et de roc et d’acier
[…] La tête dans le ciel et les pieds dans l’enfer
Et puis, en retombant, la vague a tout brisé [212] Jean de Bruges ( L’Ouragan ), 1962 © Éditions musicales Pouchenel.
Pris dans la tourmente, Lindsay Wright ne peut éviter le naufrage et l’ Askoy s’échoue brutalement sur le sable de Bayly’s Beach. Nous sommes à ce moment-là en 1994. L’histoire du yawl de Jacques Brel aurait pu et dû s’achever là, définitivement abandonné aux éléments. C’était compter sans la volonté de deux Flamands, deux frères, Peter et Gustaf (dits Piet et Staf), fils du fabricant de voiles Johan Wittevrongel auquel Jacques s’était adressé en 1974, à Blankenberge, après l’achat de son bateau : « Quand j’ai demandé à ce client son nom et son adresse, afin de pouvoir lui envoyer un devis, se souvenait Johan [213] Pour le documentaire de Claude Val, Askoy II, le voilier de Jacques Brel , dans la série « Navires de légende » de la Télévision suisse romande.
en l’an 2000, il m’a regardé, étonné : “Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis celui que tous les Flamands veulent tuer ! Mon nom est Jacques Brel.” » Un regrettable malentendu s’est instauré, on le sait, entre une partie de la communauté flamande et le chanteur depuis qu’il a écrit Les Flamandes , en 1959 ; et, malgré toutes les chansons où il célèbre la Flandre d’une façon ou d’une autre ( Marieke , par exemple : « Le ciel flamand / Couleur des tours / De Bruges et Gand »), d’aucuns — qui n’ont rien compris au texte des Flamandes — ont la rancune tenace…
Au printemps 1974, les Wittevrongel, père et fils, sympathisent avec Brel et le revoient régulièrement : « Il s’asseyait sur le plancher pour bavarder avec mon père, se souvient Piet, pendant que celui-ci travaillait à ses voiles… Après plusieurs visites, mon père s’est cru permis de lui donner un avis : “L’ Askoy est un beau bateau, mais il n’est pas pour toi. Beaucoup trop grand ! Beaucoup trop lourd ! Ou alors il faudrait que tu fasses des transformations.” Il n’a rien voulu entendre et il est parti ainsi. » En arrivant à Hiva Oa, fin 1975, sans doute fier en son for intérieur d’avoir accompli l’impossible, Jacques Brel s’empressa d’envoyer une carte postale à la famille Wittevrongel, ainsi libellée : « Vous voyez, j’avance ! » Le point d’exclamation est éloquent… Et il annonçait qu’il passerait les voir en janvier ou février 1976, ayant prévu de revenir à Bruxelles pour une deuxième visite de contrôle (la première ayant eu lieu en mai précédent, après sa rencontre avec les Perret aux Grenadines).
Quatorze ans durant, l’ Askoy demeura échoué, pourrissant, sur cette plage de Nouvelle-Zélande, jusqu’à ce que Piet et Staf, en mémoire du Grand Jacques, décident d’entamer une incroyable opération de sauvetage. « Nous sommes allés inspecter l’épave, expliquera Piet [214] La Dernière Heure , Bruxelles, mai 2008.
. Il était clair que le bateau, dans son état, ne pouvait plus flotter : l’ancien propriétaire avait tenté de récupérer l’hélice et il avait percé un trou à l’arrière. » Créant une association (baptisée, par souci d’efficacité, d’un nom anglais : Brel aurait-il apprécié ?), Save Askoy II , les frères partent en quête de financements et c’est ainsi que, le 22 janvier 2008, l’épave est sauvée des eaux ! Ou, plutôt, extraite du sable où elle s’est enlisée. Le beau voilier de Jacques est méconnaissable : aucune partie en bois ne subsiste, il n’en reste plus qu’une coque rouillée. Mais ce n’est que le début d’une renaissance aussi fantastique qu’improbable : le 16 mai 2008, transporté sur un autre navire, l’ Askoy retrouve le port d’Anvers d’où il était parti, barré par Brel, trente-quatre ans auparavant… Et, le dimanche 29 mai — séquence émotion —, Maddly y revient également… en compagnie de Kathy Cleveland [215] Le 17 février 2013, Katherine Cleveland est décédée d’un cancer dans sa maison de l’île Oahu (Hawaï) ; elle avait soixante-cinq ans.
, invitées toutes deux par Piet et Staf ! « Aux Marquises, nous avons dû nous en séparer, rappelait alors Maddly, mais il est toujours resté dans mon cœur. »
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