Mais on l’attend aux Açores. Et c’est à l’aéroport de Nice où Monique conduit Jacques, à la mi-septembre 1974, que les amants de Menton se quittent à jamais, sans le savoir. « Et puis infiniment / Comme deux corps qui prient / Infiniment lentement / Ces deux corps se séparent… » À Hiva Oa, deux ans et demi plus tard, pensera-t-il à cette séparation au moment d’écrire Orly ? « Et puis ils se reprennent / […] Se tiennent par les yeux / […] Et puis en reculant / […] Il consomme l’adieu [198] Orly , 1977 © Éditions musicales Pouchenel.
… » À l’écoute de cette merveilleuse chanson d’amour, l’une des plus belles assurément du patrimoine francophone, on croit bien revivre cette histoire, d’autant plus déchirante avec le recul que, dans l’esprit de Jacques, il s’agissait alors d’un simple au revoir. « Bien sûr, je vais revenir, écrit-il encore à Monique quelques jours plus tard, le 18 septembre. Je ne sais ni quand ni où. C’est ce que je cherche à présent… Ne t’y trompe pas, je suis près de toi. » Ces deux-là s’adoraient, disait Alice qui les connaissait fort bien, l’un et l’autre, pour avoir vécu, aux côtés de Jojo, dans l’ombre permanente du Grand Jacques. Oui, dans sa maison d’Atuona, en écrivant son chef-d’œuvre, Brel a dû se rejouer cent fois cette grande scène des adieux avortés, non voulus et cependant irrémédiables. « Et je les sais qui parlent / Il doit lui dire je t’aime / Elle doit lui dire je t’aime… » C’est triste, mais à Nice comme à Orly, le dimanche, « avec ou sans Bécaud », la vie ne fait pas de cadeau.
Arrivé aux Açores, avant de reprendre la mer pour Madère puis les Canaries, Jacques invite Jean Liardon, son nouvel ami suisse qui l’a formé sur un bimoteur à réaction, à naviguer quelques jours à bord de l’ Askoy . Mais, une fois parvenu à destination avec son propre avion, Liardon devra oublier la croisière promise pour passer le plus clair de son séjour avec Brel dans les airs. Les deux hommes reviennent de leurs vols « excités comme des gamins », se rappelle Prisca Parrish. Car Vic, sa fille et Prisca sont également arrivés à Faial, le 16 septembre, en provenance des Caraïbes, sur le Kalais . Jacques et Vic en effet ont convenu de se retrouver ici, en septembre, sans que Prisca, la nouvelle compagne de l’ancien industriel belge, sache encore qui était ce fameux copain qu’ils allaient rejoindre pour naviguer de conserve. Vic a voulu lui réserver la surprise et c’est donc à Horta que ce témoin essentiel du périple maritime de Jacques Brel fait sa connaissance : « C’est tout de même un peu dingue, observera-t-elle [199] Prisca Parrish, op. cit.
, de traverser tout l’Atlantique pour retrouver un copain, non ? »
À l’escale suivante, à Madère, France prend l’avion pour Bruxelles, juste le temps de passer ses examens d’assistante sociale… et d’aller voir à Paris Alice Pasquier, la veuve de Jojo, à la demande de Jacques qui souhaite l’inviter sur l’ Askoy pour l’aider à se remettre de son deuil. Chez elle, France lui confie son embarras devant la présence de Maddly à bord, alors que Miche — qui l’ignore encore — y est attendue à la Toussaint pour quelques semaines de vacances. Informé à son tour par Alice, Charley Marouani pique une colère au téléphone : « Je vais télégraphier à Jacques, lui dit-il, qu’il foute Maddly dehors pour que Miche puisse venir [200] Olivier Todd, op. cit.
! »
Quel tour aurait pris le destin ? On ne le saura jamais, car Charley n’aura pas le temps d’envoyer ce télégramme ; les circonstances vont le prendre de court. Le 19 octobre, Alice Pasquier atterrit à Santa Cruz de Ténériffe, où l’ Askoy vient de jeter l’ancre. Ce jour-là, de plus en plus fatigué, Jacques Brel a décidé de faire une pause, en compagnie de Maddly, là où l’air est aussi vif que raréfié, dans un hôtel situé sur les pentes du mont Teide, le volcan qui culmine à 3 700 mètres d’altitude. C’est donc France qui accueille Alice à l’aéroport, surprise par l’absence de Jacques mais rassurée d’emblée par sa fille. « Elle m’a dit : “Ne t’inquiète pas, il est là. Il est seulement très fatigué, alors il est monté au Teide, se reposer un peu, avec Maddly. Ce soir, on dort sur le bateau et on ira les rejoindre dès demain.” Le lendemain, France a loué une voiture, et nous sommes montées… À notre arrivée, ç’a été une vraie fête. Jacques était très gai, il voulait me faire oublier [201] Marc Robine, op. cit.
… »
La « malédiction » de l’ Askoy frappera le jour même : durant la descente vers la côte, dans l’après-midi, Brel ressent subitement une douleur intense qui lui tire un hurlement. « Je remarquai sa main, cramponnée à l’endroit du cœur, précisera Maddly. Le déchirement atroce qu’il ressentait là faisait croire à une crise cardiaque. Pénible, ma respiration ne valait guère mieux que la sienne [202] Maddly Bamy, Pour le jour qui revient…, op. cit.
… » Tout le côté gauche le fait terriblement souffrir, le bras, la cage thoracique et surtout le cœur, en effet, comme en témoignera Alice : « Cela ressemblait beaucoup à un infarctus, Jacques suffoquait… France a tout de suite arrêté la voiture et nous avons essayé de le faire sortir ; mais il ne voulait pas descendre. Nous, on voulait l’étendre, pour qu’il reprenne sa respiration ; lui, au contraire, il voulait marcher, rester debout… Finalement, nous l’avons fait s’allonger sur un petit talus qui longeait la route. Il disait qu’il avait soif, mais on n’avait pas une goutte d’eau. Et il n’était pas question d’espérer en trouver car, là-bas, c’est le désert… Jacques a dû rester un quart d’heure, vingt minutes, étendu sur le bord de la route ; puis il a dit qu’il se sentait un peu mieux et qu’il souffrait moins… Alors on est remontés en voiture et nous sommes repartis [203] Marc Robine, op. cit.
. »
À l’hôpital de Santa Cruz, où il est placé sous morphine, on a tôt fait d’écarter le risque d’infarctus, mais le pronostic reste flou entre tuberculose, pneumonie et cancer… Au bout de trois ou quatre jours d’hospitalisation et une espèce d’évasion organisée par ses amis, se défiant des médecins locaux, Jacques retrouve ses esprits après une nuit passée sur l’ Askoy et décide, d’un commun accord avec Alice, France et Maddly, de regagner l’Europe pour y subir des examens approfondis. Il choisit de se mettre entre les mains des médecins suisses : « Ce sont les meilleurs, dit-il, et puis j’ai de bons copains là-bas… » Il songe évidemment à Jean Liardon.
Prévenu par Alice, le fidèle Charley Marouani l’attend à son arrivée à l’aéroport de Genève-Cointrin. Il a affrété une ambulance pour le conduire aussitôt dans une clinique privée. Puis, Liardon faisant jouer ses relations, Jacques est admis à l’hôpital cantonal, où le résultat des examens ne laisse place à aucun doute. « Il s’agit d’une tumeur cancéreuse, localisée dans le lobe supérieur du poumon gauche, tout près de l’arrivée de la bronche. » Seul traitement possible : l’opération chirurgicale. « Jacques n’a pas cillé, se souvient Charley : “Très bien. Ce n’est pas encore ça qui va me démolir.” Mais sans doute qu’au tréfonds de lui il se disait que son corps avait fini par réagir à toutes ses nuits blanches, à l’alcool et aux quatre paquets de cigarettes journaliers [204] Charley Marouani, op. cit.
. »
On connaît la suite, du Plat Pays aux Marquises, via les Canaries. Mais, avant d’être opéré le 16 novembre, Jacques effectue un rapide aller-retour entre Bruxelles et Ténériffe : il laisse l’ Askoy à la garde de France, au port de Santa Cruz, sachant que Vic et Prisca sont là en cas de besoin. Ensemble, ils le déplaceront d’ailleurs à Puerto Rico, sur la côte sud de la Grande Canarie, où Brel les retrouvera en décembre pour continuer bientôt le voyage jusqu’aux Antilles, comme si rien ne s’était passé entre-temps. Sauf qu’à Bruxelles Miche a découvert la présence de Maddly (qu’elle et ses filles, Chantal et Isabelle, appellent « l’infirmière ») aux côtés de son mari… et que son projet de vacances sur l’ Askoy appartient désormais, et définitivement, au passé. « Cinq semaines après l’opération, nous prenions la mer, racontera le Grand Jacques [205] Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.
. J’étais encore tout à fait infirme. […] Mon bras gauche ne fonctionnait pratiquement pas. Chaque mouvement me rappelait que j’étais handicapé et que ma carcasse ne répondait plus à tous mes appels. »
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