Ferré, bien sûr. Et Brassens ! « Une fois, nous nous sommes trouvés tous les trois [220] Cette rencontre, montée le 6 janvier 1969 par un jeune journaliste indépendant, François-René Cristiani (dans le petit trois pièces de ses beaux parents, rue Saint-Placide à Paris), en collaboration avec Jean-Pierre Leloir, donna lieu à une publication partielle dans le numéro de février du mensuel Rock & Folk et à la diffusion d’extraits sur RTL. Il fallut ensuite attendre l’été 1997 et le n° 20 de la revue Chorus ( Les Cahiers de la chanson ) pour la découvrir enfin dans son intégralité, puis l’automne 2003 pour la voir publiée en beau-livre : Brel, Brassens, Ferré : Trois hommes dans un salon (coédition Chorus/Fayard).
. J’étais très impressionné… J’ai tiré sur ma clope comme jamais ! » Sur la chanson elle-même et les contraintes imposées par les médias et l’industrie du disque, il se montrait insatisfait ; un soir, pour illustrer sa démonstration, il a commencé par dire quelques extraits de son poème symphonique Jean de Bruges : « Tu vois, c’est réellement con, les règles du show-biz. Une chanson ne doit durer que trois minutes ! Pourquoi pas une demi-heure ? J’ai toujours rêvé de créer une grande fresque musicale. Finalement, Don Quichotte est un prolongement de Jean de Bruges : c’est dans le même esprit que j’ai adapté L’Homme de la Mancha . Seul Ferré, par son anarchie déclarée, a imposé des textes longs. Il les chante sur scène. Et le public en redemande. »
Sur sa carrière de chanteur (« Cela m’a fasciné au début. Trois cents galas par an. Une frénésie ! Je suis enthousiaste et naïf — il faut une bonne dose de naïveté pour être enthousiaste, non ? »), il portait désormais un regard sans concessions : « J’ai l’impression de n’avoir été qu’un saltimbanque. Je faisais des acrobaties, jonglant avec les mots et les notes… » Sur le motif de ses adieux à la scène : « Disons que lorsque je me suis rendu compte que je devenais un marchand de confitures étiqueté “Jacques Brel”, j’ai décidé d’arrêter. Et j’ai arrêté. Personne n’a compris. Moi-même au fond, je ne sais pas vraiment… Sinon une chose : j’avais envie de faire autre chose. Les chansons sont des étendards et il faut avoir assez de souffle pour les porter. Alors je suis parti [221] Paul-Robert Thomas, op. cit .
. »
On a eu l’occasion d’évoquer ici d’étranges coïncidences survenues dans la vie et autour de Jacques Brel. « À se demander, écrira Charley Marouani au moment de jeter lui-même un regard en arrière, si les seules choses fiables en ce monde ne sont pas les coïncidences [222] Charley Marouani, op. cit.
! » Et d’en citer une, particulièrement éloquente : « Je me souviens que Jacques avait acheté un appartement rue de la Tombe-Issoire. Il s’y était installé et, un matin, il était tombé nez à nez avec… Brassens, qui vivait dans le même immeuble ! » À Tahiti, en novembre 1976, il s’en produira une autre sous forme de retrouvailles pour le moins improbables, quand on sait que les trois protagonistes — qui, certes, n’avaient fait que se croiser une fois à Paris, mais dans des circonstances tout sauf banales — ne s’étaient pas revus, ensemble, depuis douze ans.
Le début de l’histoire remonte en effet à novembre 1964, juste après la création d’ Amsterdam à l’Olympia. Rappelez-vous : c’est à l’occasion d’une émission télévisée hebdomadaire de Guy Lux, « Le Jeu de la chance », que Paul-Robert Thomas avait fait la connaissance de Jacques Brel. Comme son titre l’indiquait, la première partie — avant le minirécital de la vedette — mettait en lice six aspirants chanteurs, sélectionnés la veille, auxquels il était demandé d’interpréter chacun un titre de ladite vedette. Belle occasion de se faire connaître du grand public. Et Paul-Robert, qui hésitait alors entre poursuivre ses études de médecine et se lancer dans la chanson après avoir éprouvé « le choc Brel [223] « Je ne pensais pas qu’une chanson pouvait être à ce point bouleversante, et qu’un chanteur pouvait transmettre autant de vie et d’émotion… » (PRT, op. cit. )
» deux ans plus tôt, à dix-sept ans, s’y était présenté, avait été retenu parmi deux cent trente candidats… et avait remporté le concours en chantant Les Bonbons !
Un autre candidat, auteur-compositeur-interprète en herbe, avait choisi, lui, de s’attaquer à Quand on n’a que l’amour . À l’issue des auditions du samedi matin aux studios Barclay (à l’endroit même où enregistrait Jacques Brel !), il figurait pourtant au nombre des éliminés après avoir présenté Jef en s’accompagnant à la guitare. Seule une suite de circonstances — l’intervention auprès de Guy Lux d’un ami se faisant passer pour lui au téléphone et, « chance ! », le fait qu’une des jeunes candidates ait besoin d’un guitariste pour chanter Le Plat Pays — lui avait permis d’être repêché in extremis le dimanche matin : « Bon pour le concours » de l’après-midi ! Abandonnant Jef , déjà prévu par Brel dans son tour de chant, il s’était donc décidé, non sans un certain culot, pour le premier grand succès du chanteur d’outre-Quiévrain, Quand on n’a que l’amour .
« Je répète, je passe… Je finis logiquement bon dernier », se souviendra l’intéressé près d’un demi-siècle plus tard [224] Claude Lemesle, Plume de stars, 3 000 chansons et quelques autres , L’Archipel, 2009.
. Pas évident d’apparaître le moins brillant des six devant son idole absolue ; mais au moins sa prestation allait-elle entraîner une suite positive. « Deux jeunes filles, parmi les concurrentes, me disent : “C’est sympa ce que tu fais, tu devrais venir chez la vieille”… » La « vieille », c’est Mireille. Célèbre chanteuse d’avant-guerre, ses chansons écrites avec Jean Nohain, lui à la plume, elle au piano, avaient ouvert la chanson française au rythme et au swing, annonçant l’avènement de Charles Trenet. Et c’est ainsi que le rescapé du « Jeu de la chance » rejoignit bientôt le « Petit Conservatoire » de Mireille ; dont certains « pensionnaires », plus ou moins assidus, deviendraient célèbres : Ricet Barrier, Hervé Cristiani, Alice Dona, Yves Duteil, Françoise Hardy, Colette Magny, Alain Souchon…
Notre candidat malheureux, lui, dut attendre quelques années encore, après avoir écumé les cabarets, pour découvrir sa vocation véritable : non pas celle d’interprète mais d’auteur de chansons. Dès lors, dans la filiation d’un Pierre Delanoë, il prêtera sa plume à de nombreux chanteurs, dont Joe Dassin, le tout premier, Michel Sardou, Serge Reggiani, Mélina Mercouri, Nana Mouskouri, Michel Fugain, Johnny Hallyday, Isabelle Aubret, Gilbert Bécaud, etc. Puis, inlassable défenseur du droit d’auteur, il accédera un jour à la présidence de la Sacem, la société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique.
En 1976, au moment des retrouvailles conjointes de Paul-Robert Thomas, Jacques Brel et Claude Lemesle — car c’est évidemment de lui qu’il s’agit —, ce dernier avait déjà écrit ou coécrit avec Delanoë plusieurs tubes pour Dassin, qui était alors une immense vedette populaire ( L’Équipe à Jojo, Et si tu n’existais pas, L’Été indien …). Jacques séjournait avec Maddly depuis de longues semaines chez « le toubib ». Ils avaient quitté Hiva Oa, le temps pour le pilote Brel de repasser sa licence et, si possible, de trouver à Tahiti un bimoteur d’occasion. Chaque jour aussi, l’auteur-compositeur travaillait un peu aux nouvelles chansons de l’album qu’il s’était décidé à enregistrer, piano droit et guitare sèche à portée de main, chez l’ancien lauréat du « Jeu de la chance » (qui, comme on cultive un jardin secret, continuait lui-même à écrire des textes de chansons). Ainsi notait-il quelques phrases sur une feuille volante qu’il allait poser ensuite sur le piano où il laissait courir ses doigts. « Des brouillons d’idées de cette nature », se souviendra PRT [225] Paul-Robert Thomas, op. cit .
, il en rédigeait « à longueur de journée », portant toujours un crayon sous son bracelet-montre « comme les pilotes d’avion qui volent à l’estime sans radioguidage ». Pour le papier, il conservait toujours près de lui un cahier d’écolier dans lequel il transcrivait ses notes. Thomas : « Il fredonne souvent en écrivant. On ne comprend pas ce qu’il dit, car il murmure en musique. Ce sont des esquisses, des fragments de chansons. » En cours d’écriture et de composition, ce trimestre-là : Jojo, La ville s’endormait, Orly et probablement Sans exigences .
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