C’est donc avec la surprise qu’on imagine, cinq mois plus tard, qu’à l’heure d’appareiller avec deux matelots — un Hollandais, Lucien, et un Suisse, Conan [194] Fort maladroits, ils resteront à bord moins de trois mois, le temps de traverser la Manche et de longer les côtes anglaises jusqu’à l’archipel des Scilly, à l’extrémité sud-ouest de la Cornouaille, où l’ Askoy fera une première escale. Le 21 août, celui-ci mettra le cap sur les Açores avec deux nouveaux matelots, deux jeunes Anglais, Terry et Phil, qui, brillant eux aussi par leur incompétence, débarqueront en arrivant à Horta, le 2 septembre 1974 à l’aube.
— France découvrait Maddly à bord de l’ Askoy . Pour celle-ci, cependant, tout était clair et planifié de longue date avec Jacques : « Il parlait de voyage, il parlait de partir. Pour s’y préparer, il avait fait la traversée de l’Atlantique sur un bateau-école. Maintenant, il se cherchait un bateau. Cela se précisait. Alors, un jour, il mit longtemps, longtemps pour me dire : “Viens un peu par là. Assieds-toi. Je vais partir par là”, dit-il, me montrant l’emplacement de la Méditerranée sur la carte du monde qu’il avait dessinée sur l’envers du papier argent de son paquet de cigarettes. “Puis Gibraltar, les Canaries, l’Amérique du Sud, le cap Horn, l’île de Pâques, le Pacifique, Tahiti, les Fidji, les Seychelles, la mer Rouge, le canal de Suez et de nouveau la Méditerranée.” Il marqua un temps. “Est-ce que tu veux le faire avec moi ?” » Et, devant l’enthousiasme de Maddly : « Alors voilà, ça va durer cinq ans, cette affaire-là. J’ai fait mes calculs, après je n’aurai plus un sou. Ça ne te fait pas peur ? » Maddly : « Non, on trouvera toujours un bol de soupe. » Et Jacques, qu’on imagine excité comme un enfant rêveur : « On aura repéré un coin et, si tu veux bien encore de moi, on ira y vivre. Je chanterai avec ma guitare et toi tu danseras et on fera la manche. Tu veux bien [195] Maddly Bamy, Tu leur diras, op. cit.
? »
La version d’Alice Pasquier, la veuve de Jojo (aujourd’hui disparue, elle aussi), diffère du tout au tout. C’est à Marc Robine, et à lui seul [196] Grand Jacques, le roman de Jacques Brel, op. cit .
, qu’elle accepta de livrer ce témoignage : « Maddly est arrivée un jour, avec tous ses bagages, et elle a dit [à Jacques] : “Voilà, je pars avec toi.” Elle m’en avait déjà parlé. Elle m’avait dit qu’elle partait avec lui pour cinq ans, et qu’elle avait déjà loué son appartement. Elle s’est installée carrément, et Jacques n’a rien pu dire. Il ne voulait pas partir avec elle, mais il ne savait pas discuter avec les femmes. France aussi a été mise devant le fait accompli, et elle était très étonnée. D’autant que Maddly disait : “M me Brel peut venir si elle veut, mais moi je reste là.” En fait, Jacques était très embêté. D’autant qu’il avait proposé à Monique de partir avec lui. Ils s’adoraient, tous les deux ; et puis le beau rêve s’est écroulé lorsque Maddly est partie avec Jacques. Je me souviens encore du jour où Monique est arrivée à la maison, en pleine dépression […], au point que je l’ai gardée un an à la maison, le temps qu’elle se remette un peu. »
C’est justement chez les Pasquier à Paris, au chevet de son ami, que se rend Jacques Brel, une dizaine de jours avant de lever l’ancre, le 24 juillet 1974, au port d’Anvers. Georges Pasquier — qui était encore venu découvrir l’ Askoy , au printemps, flottant sur l’Escaut (« Il nous avait fait rire aux larmes », confiera Maddly) — souffre en effet d’un cancer des glandes depuis l’automne 1969, quelques mois seulement après L’Homme de la Mancha ; comme si le consciencieux Jojo, toujours auprès de Jacques en coulisses jusqu’à ces ultimes représentations, avait attendu qu’il n’ait plus besoin de lui au plan professionnel. « C’est arrivé tout d’un coup, expliquera Alice Pasquier. Tout le monde a été surpris, tant mon mari était solide. Il n’avait jamais eu un rhume et il fumait moins que Jacques. » Ce jour-là, pourtant, Brel est quelque peu rassuré par l’état de santé de son ami : « Jojo me semble aller nettement mieux, écrit-il à Monique. Vu le toubib, assez optimiste. J’avoue que je respire… »
Il est loin de se douter de la suite : la mort soudaine de Jojo, le 1 er septembre, un mois et demi seulement après cette dernière rencontre. Jacques apprend la nouvelle avec stupeur le lendemain, par un coup de fil passé à Alice depuis le port d’Horta sur l’île Faial, aux Açores, où l’ Askoy a mouillé le matin même. Aussi meurtri qu’incrédule, il prend aussitôt une navette pour la péninsule Ibérique et Lisbonne, d’où il rejoint Paris où Jojo vient de mourir. Le 7 septembre, il assiste aux funérailles à Saint-Cast-le-Guildo, dans les Côtes-du-Nord, en compagnie de Charley Marouani. Là, Jacques qui, depuis quelque temps, est en proie à des maux de tête persistants et se sent toujours fatigué, lâche à Laetitia, la sœur d’Alice : « Le prochain, ce sera moi ! » Puis, avant de regagner Faial, où patientent France et Maddly, il rejoint Monique à Menton, le 9 septembre, le jour même où, en Belgique, se marie sa fille Chantal…
L’appartement que Monique occupait, Jacques en avait fait l’acquisition spécialement pour elle. Généreux par nature, il était coutumier du fait. À Sylvie, sa compagne précédente depuis 1961, il avait laissé son logement parisien de la rue Dareau et offert la petite villa qu’il avait achetée à Roquebrune, près de Menton (où Charley Marouani possédait aussi un appartement), et qui constituait leur repaire en bord de mer. C’est là, dès 1963, qu’il s’était initié à la voile, sur un deux-mâts de quinze mètres, l’ Albena , acquis en copropriété avec un pilote d’Air France, Max, alors mari de Monique… dont Sylvie était la meilleure amie, ayant été l’une et l’autre hôtesses de l’air. Et c’est lors d’une croisière commune durant l’été 1969, comme dans une tragédie grecque, que tout se noua et se dénoua : Sylvie fut bientôt remplacée par Monique dans la vie de Jacques, après que la seconde eut décidé de quitter Max… Elle le rejoignit en mars 1970 à Genève, à la fin d’un stage de formation au métier de pilote auquel il s’était inscrit en octobre précédent ; un stage réparti sur six mois, mais comportant dix semaines de présence continue indispensable, qui permit à Brel de sympathiser avec son instructeur vaudois Jean Liardon et lui valut la délivrance, le 17 avril, d’une licence IFR de vol aux instruments.
Il acheta alors son premier bimoteur, un Beechcraft Barn B55, mais déjà son quatrième avion en l’espace de six ans. Le premier était un Gardan GY-80 Horizon (immatriculé F-BLPG) acquis d’occasion en octobre 1964 au nom de Charley Marouani — « pour une raison fort simple, expliqua le chanteur, c’est qu’un Belge n’a pas le droit de faire immatriculer son avion en France ». Le deuxième, en 1967, était encore un Gardan, à nouveau d’occasion mais enregistré cette fois à son nom. Quant au troisième, acheté en novembre 1969 à Issoire chez le constructeur, c’était un monomoteur flambant neuf identique à celui avec lequel Hrissa Pélissier [197] Le 5 février 1964, Hrissa Chouridis, épouse Pélissier, pilote de démonstration chez Wassmer, devenait la troisième femme à réussir l’exploit de traverser l’Atlantique Sud en monomoteur, en empruntant la célèbre ligne de l’Aéropostale où Jean Mermoz perdit la vie. Elle avait décollé d’Issoire le 27 janvier 1964, puis traversé l’océan (en douze heures et quarante minutes) de Dakar à Natal, au Brésil, avant de débarquer à Rio de Janeiro. Avant elle, seules Joan Batten et Maryse Bastié avaient fait de même, respectivement le 13 novembre 1935 et le 30 décembre 1936, après Jim Mollison le 9 février 1933, premier pilote à traverser seul l’Atlantique Sud de Thiès à Natal.
avait effectué la traversée de l’Atlantique Sud, un splendide Wassmer WA-40 Super 4 aux ailes de bois et de toile prévu pour quatre passagers. Pour Jacques Raynaud, le patron de l’hôtel où Brel séjourna quelques semaines en compagnie de Jojo, le temps de se familiariser en vol avec cet appareil, Jacques « était un gars simple et généreux, pas un rouleur de manivelles ». Dans l’intervalle, le lieu d’attache principal de ses différents avions restait l’aéroport de Cannes-Mandelieu, près de Menton… dont le port abritait son voilier l’ Albena .
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