On me renvoie un « Ah bon » froid, fade, sans couleur, il me met mal à l’aise, elle n’est pas concernée. Un choc. J’ai envie de sortir, je ne sais plus ce que je fais là : « Je vous dois combien, Madame ? » Je règle et je sors. J’hésite presque, il me suffirait de ne pas traverser la rue.
Et voici la première !
Les gallinacées font un triomphe, les partenaires féminines culminant entre un mètre quatre-vingt-quinze et un mètre quarante, peu gratifiantes pour Éros, déclenchent des rires nauséabonds. Les rires ne sont pas d’ici, ce sont des rires élégants et encanaillés. Et dehors on s’esclaffe : « On aurait dû venir en autobus, ça aurait été encore plus marrant ! » Anéanti, je constate que le théâtre d’Aubervilliers n’est pas à Aubervilliers pour les Albertivillariens. Subventionné pourtant !
Je croyais qu’il était fait pour arracher les habitants d’Aubervilliers aux prime times emmurés, au pop-corn grossissant, au spectacle… j’allais écrire « abêtissant », mais n’ayant jamais vu un clébard rester longtemps devant la télé, je m’abstiens.
Surtout qu’à l’époque, le prime time était spécifiquement berlusconien, grâce à un de nos politiques qui était allé planter l’antenne de cette chaîne sur la tour Eiffel pour des raisons culturelles, tout peut arriver.
Il y a trente ans de cela.
Ah mes amis ! La berlusconienne ! Fallait voir ça ! Elle fut rapidement, hélas, en tête des prime times.
Normal alors que nous, à Aubervilliers, nous jouions pour des happy few, « bobos » de l’époque, à Aubervilliers, pour eux, chez la canaille.
Oh la honte, amis, la honte ! J’étais malheureux.
Il est bien difficile maintenant pour moi d’interpeller, de donner des conseils. Je crains de passer pour un vieux réac rhumatisant, mais je fonce, je m’inquiète.
Je rêve encore de ce théâtre pour tous et partout. Partout donc aussi pour ceux que nous avons laissés entrer sans avoir su les accueillir.
À vous d’y réfléchir, pas trop de théâtre laboratoire, pas trop de relectures, sachons donner le goût, il faut du génie pour être capable de « relire » Goethe, Racine, Corneille etc. et il est souvent difficile de s’en assurer soi-même, en toute impartialité. Construisons des structures légères, facilement transportables, dépensons moins pour les décors, pensons encore une fois à Vilar, rideau noir et accessoires, à chacun son Venise.
Apprivoiser tous les publics lentement, oublier le bon Libé , le bon Monde .
Il y a d’autres victoires pour vous autrement glorieuses, c’est le moment, faites découvrir.
À la sortie, courir pour entrevoir des « gens » dont les yeux brillent.
Amis et collègues j’ai pris cette photo il y a quelque temps à Marseille devant le théâtre de la Criée, pour… rire ?
✩
Madrid, une manif, il faut la traverser pour rejoindre l’hôtel. Bruits des matraques sur les crânes, cris, fureur.
On m’interpelle : « On peut prendre une photo ? » demande une jeune femme de Burgos, où fut enterré le Cid Campeador, « Une photo, s’il vous plaît », dit l’oncle de Séville. « Je vous ai vu à la télé », dit la nièce de Barcelone. Sourire niais, j’affronte les objectifs entre les bousculades et le bruit des matraques.
Deux ou trois manifestants s’arrêtent, sidérés de voir ce vieux clown paradant devant des portables. L’un d’eux m’interpelle, en espagnol dans le texte : « Casse-toi connard ! » Convaincu, je me casse.
✩
Tout était possible là-bas, là-bas à Cinecittà. La grande porte franchie, porte coliséenne, c’est le vertige. L’impossible n’existe plus. On « éprouve » différemment, les fantômes sont vivants, les vivants sont invraisemblables.
Le cadreur aura des problèmes s’il veut suivre en plan moyen Daniela Rocca se précipitant vers le téléphone blanc de la chambre luxueuse qui abrite ses amours. La pièce étant au rez-de-chaussée, par la fenêtre ouverte, il chope à tous les coups le décor du Pont-Neuf qui a été reconstruit aux deux tiers à trois cents mètres de là pour un film d’époque. Enrico, le metteur en scène, a heureusement une idée :
Enrico :« Tant pis, ma on s’arrange, Daniela entre dans la chambre, on coupe. Gros plan sur une abeille qui butine, on revient sur elle al telefono, très gros plan, così non abbiamo problemi con le Pont-Neuf. Surtout qu’à droite, on risquerait d’accrocher Fellini et ses bourricots en plastique qui seront juste au bord del grande bassin, donc, pas de problème, facciamo così.
Così on tourne l’entrée de Daniela felice, on coupe, gros plan de l’abeille, on revient sur Daniela, gros plan, telefono nella mano destra. (Il cherche Daniela.) Allora, Daniela, tu rentres con un bello sorriso et on coupe, va bene ? Silenzio per favore, motore, azione… Coupez ! E bello veramente !
Fernando, a che ora arriva la bouffe, il cestino ? »
Fernando :« D’ici una mezz’ora. »
Enrico :« Va bene. On a tout le temps pour faire le gros plan. Va bene, Daniela ? »
Daniela :« Ma sono un po nervosa. È possibile d’avoir caviar con whisky ? »
Enrico :« Non, non è possibile, Daniela, i cestini arrivano in una mezz’ora. Tu prendras ta collazione personale après le plan, s’il te plaît. »
Daniela :« Allora andiamo ! Si je suis mauvaise, ce sera de ta faute, Enrico. »
Enrico :« Tu mauvaise ? Non è possibile, Daniela ! Andiamo, dai ! N’oublie pas, un bello sorriso quando prendi il telefono. Silenzio. Azione ! »
Daniela entre dans le champ avec son beau sourire, la caméra est sur son visage, off, elle prend le téléphone blanc. Ce faisant, le téléphone blanc entre dans le champ, elle le porte à son oreille, toujours souriante, heureuse !
Daniela :« Come va mia bellisima Anna oggi ? »
Bruits de voix mêlées de larmes sortant du téléphone, petit à petit le visage de Daniela se décompose, devient tragique.
Daniela :« Non è possibile. Enrico è morto ? Mamma mia ! Che miseria… ! »
Avec Daniela, il n’est pas nécessaire d’utiliser du produit pour les larmes, Daniela ruisselle de désespoir, puis elle raccroche et tombe à genoux. Ce n’était pas prévu mais heureusement le cadreur a le réflexe de la suivre.
Enrico :« Coupez ! »
Un silence sur le plateau.
Daniela :« Bene ? Sono stata bene ? »
Enrico :« Veramente geniale, Daniela ! Un’emozione, una animalita terribile come una femmine selvaggia, meravigliosa, veramente. Seulement un piccolo problema, ça n’est pas Enrico qui est morto, Enrico, c’est moi, ton metteur en scène. Ma l’uomo que tu aimes dans le film c’est Gastone. »
Daniela :« Ah, merda di merda ! Che facciamo ? Che merda, c’est de ta faute, Enrico, che facciamo ? Merda ! »
Enrico :« Niente. Tu as été bravissima, on ne la refait pas, sei stata grande, on arrangera au son, n’est-ce pas Paolo ? »
L’ingénieur du son, accablé : « Oui. »
Fernando :« I cestini sono arrivati, pausa di trenta minuti. On reprend à 14 heures. »
Tout le monde cherche un coin tranquille à l’ombre, les abeilles butinent.
Mastroianni passe devant la fenêtre de la chambre luxueuse avec un gros pansement sur la tête.
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