Enrico :« Marcello ? Che cosa è successo, Marcello ? »
Mastroianni :« Al ristorante, un’ starlette complètement conne m’a cassé une assiette di pasta sulla testa, et en plus elle avait convoqué un photographe ! Quelle conne, j’en ai pour huit jours. »
Enrico :« Poverino, rrrr cinema ! »
Certains rigolent devant la mine désespérée de Marcello qui, bien sûr, rigole à son tour.
Il fait de plus en plus chaud, Fellini est au resto, il a abandonné ses bourricots en plastique qui maintenant flottent dans la piscine pour déjeuner avec Moretti, un jeune de grand talent.
Ah, comme je regrette de ne pas m’être glissé dans ce récit, j’aurais… je ne sais pas, apporté un bouquin de Michel Audiard à Enrico, La Nuit, le jour et toutes les autres nuits par exemple ! Non, pas par exemple : j’aurais apporté La Nuit, le jour et toutes les autres nuits de la part de Michel Audiard pour Enrico, voilà, c’est tout. Et j’aurais rigolé, bien sûr, avec toute l’équipe, en écoutant Mastroianni nous raconter ses malheurs avec la starlette assoiffée de pub, si j’avais été là. Je serais sorti de la chambre luxueuse, on se serait embrassés, un peu émus, on aurait fait quelques pas dans l’herbe de la Cinecittà tout en cherchant l’ombre.
Mastroianni :« Tu tournes, là ? »
Rochefort :« Non, je suis venu voir la Daniela Rocca, je dois faire un film en France avec elle. »
Mastroianni :« Madonna ! Fais pas ça ! C’est pas possible ! C’est elle qui m’a cassé l’assiette sur la tête ! »
Rochefort :« Non ! »
Mastroianni :« Refuse. Ne fais pas ça ! »
Rochefort :« J’ai signé… Ah, merde ! »
On aurait marché un peu en silence et puis j’aurais dit : « Comè va Chiara ? »
Je n’aurais pas dû, mais comme je ne l’ai pas dit pour de vrai, c’est moins grave. Marcello n’aurait pas répondu tout de suite, son habituelle et souriante dérision aurait disparu, il serait devenu grave comme il peut l’être dans 8 ½ quand… Ah non, c’est con d’écrire ça, mais je ne l’ai pas écrit puisque… Oui, bon, ça va !
Mastroianni :« Chiara ? Bene, bene, grazie. »
Puis il aurait souri en se souvenant de quelques rigolades communes, et nous aurions continué à marcher dans l’herbe.
Mastroianni :« Tu sais que Leone est mort ? »
Rochefort :« C’est pas vrai ! Oh, Leone ! C’est triste, putain, qu’est-ce qu’il a eu ? »
Mastroianni :« Il travaillait moins, on tourne presque plus de péplums, tu sais ! Et puis il picolait, et se faire balancer sur des chrétiennes à longueur de journée, enfermé dans une peau de lion, le poverino, c’était un cauchemar. Il avait tellement chaud là-dedans que je l’ai souvent vu tomber dans les pommes. »
Il y aurait eu un long silence, on aurait continué à marcher dans l’herbe en cherchant des arbres pour l’ombre. Il aurait fait chaud, presque autant que pour Leone.
Mastroianni :« Tu te souviens quand on entendait hurler dans tout Cinecittà “Leone ! Vieni subito, Colosseo numero 3, subito, Leone !” »
Rochefort :« Ah, tais-toi ! » Silence. Puis j’aurais dit : « Et quand on lui demandait toujours sa taille ? Il répondait : “1 metro e 10, e vaffanculo.” »
Et là, Mastroianni et moi, on aurait ri, ri très fort, comme avant, non, plus fort qu’avant, trop fort, ç’aurait été un rire sur le temps qui passe, sur les amis morts, sur les heures qui deviennent des secondes, un rire si fort qu’on aurait entendu Enrico hurler : « Vos gueules, les vecchi ringards ! Y en a qui travaillent, ici. »
Mais ça ne s’est pas passé puisque je ne suis pas venu. Je n’ai pas apporté le livre de Michel Audiard, La Nuit, le jour et toutes les autres nuits à Enrico, ça ne s’est pas passé et tant mieux, c’eût été triste.
À trois cents mètres de là, sur le Pont-Neuf réduit aux deux tiers, la garde du roi se débarrasse de ses rapières pour attaquer le cestino : cuisses de poulet, formaggio Bel Paese, tarte al limone, et acqua minerale gazata. Il cestino fini, tout le monde somnole à l’ombre d’un bosquet ou dans la chambre luxueuse qui, si tout va bien, sera démontée ce soir, ce qui arrangerait la régie générale.
Le premier assistant claque dans ses mains, réveil en sursaut : « Andiamo, per favore. »
Chacun retourne à son poste, la maquilleuse fait un raccord à Daniela. Côté gauche, dans le sens de la marche, celle-ci a un peu de formaggio Bel Paese à la commissure des lèvres. Dehors les abeilles butinent.
Enrico :« Amore mio, Paolo voudrait que tu refasses en voix off : “Non è po-ssi-bi-le. En-ri-co” Ah non… merda, GAS-TO-NE ! Scusi. “Non è possibile. Gastone è morto ?” Ma Paolo dit que c’est pas possible de raccorder sans avoir la réplique entière, Daniela, c’était veramente geniale ma… ! »
Daniela :« Stronzo di merda ! D’accordo, allez me chercher caviar et whisky al ristorante, le cestino était dégueulasse et non mi piace le formaggio Bel Paese. »
Enrico :« Ma, amore, Vittorio est convoqué à 15 heures. »
Daniela :« Je m’en fous de Vittorio, le whisky et le caviar o vado via ! »
Enrico :« Claudio ! Vai al ristorante per la Rocca. Caviar et quoi ? »
Daniela :« Quelle heure il est ? »
Enrico :« 14 heures… Mamma mia ! »
Daniela :« 14 heures ? ( Un temps ) Allora, Ballentine’s on the rocks. »
Enrico,accablé : « Vai veloce al ristorante, Claudio… Vittorio arrive dans une heure. »
Un lourd silence, on ouvre les fenêtres, on sort les cigarettes, les abeilles se tirent.
Enrico,au cadreur : « Gastone, tu as pris le plan de l’abeille ? »
Gastone :« Si. »
Enrico :« Ma… tu t’appelles vraiment Gastone ? »
Gastone :« Si. Perchè ? »
Enrico :« No, niente così. »
Claudio, à bout de souffle, revient avec le caviar, le Ballantine’s et les glaçons intacts malgré la chaleur.
Enrico,dans un murmure : « Che velocità, Claudio ! Grazie mille. Bravo. »
Daniela s’assied au coin du lit de la chambre luxueuse et entame sa collation. Craignant de faire des taches, elle a enlevé son déshabillé révélateur au bénéfice d’une sorte de robe de chambre d’une propreté approximative, qui n’interdit pas un décolleté vertigineux nous laissant entrevoir deux seins un peu las, en attente sans doute du caviar, et du Ballantine’s.
En grande star, Daniela prend son temps et celui de l’équipe, le sourire charmeur et fréquent d’Enrico à sa vedette devient de plus en plus carnassier à mesure que le temps passe.
Enfin, la Daniela s’essuie les commissures des lèvres sous le regard crispé de sa maquilleuse, puis balance rapidement le plateau de caviar et Ballantine’s à Claudio qui, tel un rugbyman, repart en courant, rêvant du jour où il sera metteur en scène ou producteur et qu’il pourra botter le cul à la Rocca.
L’activité reprend sur le plateau. Paolo, l’ingénieur du son, micro dans la main gauche, main droite sur le potentiomètre à roulette, est prêt à enregistrer le texte de Daniela. Celle-ci se concentre afin de retrouver l’humeur tragique nécessaire en apprenant que « Gastone è morto ».
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