Au préalable, je me dois de préciser trois ou quatre facteurs qui me semblent importants :
A) Pour les membres du jury, la projection a eu lieu le matin.
B) L’actrice, dans la situation qui nous concerne, doit, tout en assumant la fellation, poursuivre un monologue d’au moins six minutes comme indiqué plus haut. L’impétrante, n’ayant incontestablement pas eu de formation classique, fait preuve ici, circonstances considérées, d’une diction déplorable [1] Au Conservatoire, nous devions lire, crayon à papier de gros calibre en bouche, Britannicus ou Cinna à nos maîtres, qui n’admettaient pas la moindre inaudition.
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C) Le titre du film impliqué est The Brown Bunny , mise en scène, scénario, interprétation de Vincent Gallo.
D) Rochefort est membre du jury.
Venons à lui après la projection, à la recherche d’une objectivité cartésienne et pragmatique qu’il juge indispensable, il estime qu’afin d’analyser au plus près les motivations de ladite scène, il a besoin de solitude, il déjeunera donc seul et frugalement.
Premièrement, question essentielle à ses yeux d’où découleront les analyses suivantes : l’ego du scénariste, metteur en scène et acteur de The Brown Bunny n’est-il pas par trop turgescent ? A-t-il choisi d’interpréter lui-même le personnage principal masculin afin de réaliser une autobiographie partielle ? Ou s’est-il attribué ce rôle pour des raisons budgétaires bien compréhensibles ? Ou encore pour des raisons personnelles infiniment plus obscures qui ne sauraient être de notre ressort ?
Poursuivant sa quête, Rochefort doit admettre qu’en ce qui le concerne les scènes « olé olé » à l’écran le laissent indifférent ou légèrement « barbouillé », à moins qu’il ne soit partie prenante.
En commandant le plat principal, Rochefort penche de plus en plus en faveur de l’utilité de la séquence fellationniste, persuadé, cette fois, que le scénariste, acteur et metteur en scène de l’œuvre a voulu dans le monologue en partie — volontairement ? — inaudible, introduire quelques éclaircissements sur les nombreuses obscurités, peut-être indispensables, du scénario.
Le plat principal arrive, pourquoi ne serait-ce pas un cassoulet de pingouin, puisque le monde est fou, puisque folle est la vie, puisque le couple du film The Brown Bunny s’assied à la table voisine ?
À Rochefort de trouver alors rapidement une attitude, à Rochefort de siffloter « Happy Birthday, Mister President » en fixant le plafond, à Rochefort de commander une banane pour l’actrice, exigeant d’elle un replay du monologue en ingérant, mais avec lenteur, le fruit phallique afin que, cette fois-ci, il n’en perde plus un seul mot.
À lui de jurer sur la tête de ses proches qu’il ne sera plus jamais membre d’un jury, qu’il n’ira plus jamais au cinéma, qu’il n’en achètera plus jamais les Cahiers .
Et à cet instant, les yeux embués, il décide d’acquérir un petit chien qu’il promènera inlassablement sur les bords de Seine.
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« Puisque je vous dis que j’ai tourné un film avec Totò.
— Avec Totò ? C’est pas possible !
— Mais si, avec Sandra Milo, qui était de gauche, et Totò “Il Principe”, qui ne l’était pas.
— Totò et Sandra Milo, ça alors !
— Et chaque fois que Totò m’entretenait sur l’Italie de droite, Sandra Milo pétait. Un pet de gauche, bruyant, ample, olfactivement partageur. »
À chaque pet, Totò, prince de Constantinople, s’écriait de toutes ses dernières forces : « Signor Roccaforte, che vergogna ! Che vergogna ! Veramente, che vergogna ! »
Cher Totò !
Devenu presque aveugle, chaque fois que je prenais une cigarette, Il Principe, toujours prévenant, se levait, allumait son somptueux briquet, et me brûlait l’oreille.
Cher Totò !
Nous tournâmes en sous-bois quelques scènes où nous marchions précipitamment, je le tenais par son bouton de manchette afin qu’il ne prenne pas une branche en plein visage, incident qu’il aurait transformé immédiatement en mimique tragico-hilarante, incriminant la gauche d’avoir rabattu la branche à bon escient. Le clown était un prince, le prince était un clown, il n’y a que l’Italie pour engendrer des individus antinomiques avec cette désinvolture.
Quand le prince devait tourner, les assistants se ruaient vers son siège, amorçant force révérences « Principe, prego », et le rituel s’enclenchait : Sandra Milo, témoin partial de cette servilité, libérait alors une grappe de pets de gauche, d’une portée peut-être inégalée, faisant systématiquement fuir les jeunes assistants vers des bosquets en fleurs. Le prince, également alerté olfactivement, se levait, essayait de me situer, tentait de percer la nuit qui déjà voulait l’entourer, afin de lancer son cri par lequel l’Italie entière présenterait ses excuses : « Signor Roccaforte, veramente, che vergogna ! »
Mais le metteur en scène, tendance gauche, interrompait le prince en criant « Azione », et, dans l’instant, le voilà clown, souriant amoureusement à Sandra Milo, son épouse (ou la mienne, j’ai oublié).
Oui, clown hilarant et triste, prince outré et déçu, car l’ordre de Malte, dont il rêvait d’être fait chevalier, lui refusait cette joie ultime, le règlement de l’ordre n’admettant pas qu’un de ses membres puisse avoir exercé la profession de « buffone ». Le prince en était affecté et m’en avait fait part. Devant sa tristesse, j’eus le réflexe de conclure : « Che vergogna pour l’ordre… de Malte, prince ! » Il me sourit, un sourire à emporter dans ses bagages.
Ce jour-là, ayant suivi notre conversation, Sandra Milo imposa silence à son sphincter, peut-être par complicité corporatiste, peut-être espérant que les infâmes règlements de l’ordre de Malte feraient du prince un homme de gauche.
Il y eut comme un apaisement, comme un bonheur d’être ensemble.
L’heure étant venue, Il Principe Totò demanda aux assistants qu’on fasse venir chauffeur et limousine. Cette demande agressivement de droite ne déclencha curieusement, et à ma grande surprise, qu’un pet timide, presque affectueux.
Alors que le protocole m’imposait de vaquer afin qu’Il Principe puisse, la limousine se mettant en mouvement, baisser rituellement sa vitre arrière pour me hurler : « Scusi ancora per la giornata, signor Roccaforte ! », quelle ne fut pas notre surprise d’entendre ce soir-là, un beau soir rouge comme seule l’Italie sait les peindre, un délicat « Buona notte a tutti » murmuré par le prince.
Eh oui, j’ai tourné avec Sandra Milo et Totò, j’interprétais un cavalier émérite ayant des problèmes de prostate.
Le premier jour de tournage, je suis censé être malade, alité, ma prostate devenant encombrante, Sandra Milo traverse la chambre, s’empare d’une petite bouteille contenant les urines du cavalier émérite que j’interprète, et dit, après l’avoir examinée longuement : « Ma, veramente filamentosa ! » Sandra Milo s’exécuta avec le talent naturaliste qui la caractérise.
« Va bene, ne facciamo un’altra subito ! » dit le metteur en scène.
Nous fîmes donc deux prises, c’est tout, mes deux premières, et j’obtins un sourire chaleureux de Sandra Milo en échange du mien. Elle ne péta pas ? J’étais bien.
Mon contrat était de huit semaines.
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Aller en boîte avec Sartre. Nos amoureuses jouent la même pièce. Après la représentation, il faut se détendre. Nos amoureuses grignotent, nous les regardons grignoter, nous parlons de choses et d’autres.
La gaudriole va bon train avec Sartre, il faut prendre du bon temps, il ne faut pas désespérer Billancourt, de plus, il est sur un nouveau coup, Jean-Paul, c’est vrai qu’il a l’option politique un peu fouineuse.
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