Secouant mon abattement, je me mets à travailler ferme et, non sans peine, réussis en juin 1959 à être seizième au classement de sortie de l’ENA. Un rang très moyen qui me donne tout de même accès à la Cour des comptes.
À cette date, grâce au général de Gaulle, servir l’État est redevenu une tâche exaltante. De Gaulle ! Avant 1958, le Général était pour moi un personnage mythologique, au même titre que Vercingétorix et Jeanne d’Arc. Une référence historique aussi haute que Richelieu ou Clemenceau. Je me faisais de lui l’idée d’un être altier, solitaire, très respectable, mais retiré de tout et naturellement inaccessible. Je n’imaginais pas qu’il puisse de nouveau jouer le moindre rôle dans les affaires du pays. Quant aux gaullistes, ils incarnaient pour moi le refus de la fatalité, l’aptitude à se lever pour dire « non ». Vertus que je jugeais plus que jamais appréciables et nécessaires. Mais si je me sens proche, en 1959, sortant de l’ENA, de ceux qui ont redressé l’État, je ne me reconnais pas pour autant de leur famille politique.
La politique, pour tout dire, demeure éloignée de mes véritables préoccupations. Et l’intérêt que je continue, même à distance, à porter au sort de l’Algérie, le sentiment de solidarité que je garde vis-à-vis de mes camarades de combat, dont certains ont donné leur vie pour la cause qu’ils avaient reçu mission de défendre, ne procèdent pas chez moi d’une réflexion politique approfondie. Mais d’une réaction instinctive, viscérale en quelque sorte, liée aux hommes en tant que tels bien plus qu’aux idées qui peuvent les animer.
Se réclamer de l’« Algérie française », quand on n’a jamais été un adepte forcené du système colonial, peut sembler à tout le moins contradictoire. Mais les raisonnements les plus solides et les mieux construits se révèlent souvent fragiles à l’épreuve des réalités, elles-mêmes si complexes et paradoxales. Je ne conteste pas le droit des Algériens à l’indépendance et n’ignore pas l’injustice du traitement qui leur est infligé. Mais je comprends aussi le désarroi, la colère même de ceux qui, enracinés dans cette terre d’Algérie depuis des générations, sont légitimement attachés au fruit de leur travail et soucieux de le préserver. Au demeurant, aboutir à un compromis entre les aspirations des deux communautés n’aurait rien eu de chimérique, si une idéologie extrémiste ne l’avait emporté, de part et d’autre, sur une vision plus pragmatique de l’avenir de l’Algérie.
En juin 1959, les élèves de la promotion « Vauban », à laquelle j’appartiens, sont envoyés en Algérie en « renfort administratif », à l’exception de ceux qui y ont déjà accompli leur service militaire. En théorie, je suis donc dispensé d’y retourner. Mais tout m’incite à me porter de nouveau volontaire pour servir en Algérie, où je repars, accompagné cette fois de Bernadette et de notre petite fille, Laurence. Affecté au Gouvernement général, j’ai pour tâche de veiller à l’application du « plan de Constantine ».
Dans l’esprit du général de Gaulle, déjà acquis à l’idée d’« autodétermination » pour le peuple algérien, ce plan est celui de la dernière chance. Il propose la mise en place d’une réforme agraire visant à une redistribution des terres au profit des agriculteurs musulmans, longtemps refusée, hélas ! par les grands propriétaires coloniaux. Telle est la mission dont se trouve particulièrement investi le directeur de l’Agriculture et des Forêts au gouvernement d’Alger, Jacques Pélissier, dont je deviens le directeur de cabinet.
Parmi mes camarades de promotion présents à Alger, je suis l’un des rares, avec Alain Chevalier et Pierre Gisserot, à croire encore à un succès possible du « plan de Constantine ». Mes amis Bernard Stasi et Jacques Friedmann se déclarent nettement plus sceptiques quant à une solution du problème algérien permettant de concilier les intérêts des deux parties en présence. Pour eux, il est déjà trop tard, les exactions, les crimes commis de part et d’autre ayant définitivement changé la donne.
Dans la dernière semaine de janvier 1960, les émeutes dites des « barricades », déclenchées par une population pied-noir qui se sent trahie et abandonnée par la métropole, marquent un tournant tragique dans les relations entre Paris et Alger. Comme beaucoup, je suis alors témoin de l’inconsistance, pour ne pas dire de la déliquescence, des autorités qui sont en charge, sur place, du respect de l’ordre et de la légalité. Le spectacle est consternant.
À l’époque, le délégué général est Paul Delouvrier et le commandant en chef, le général Challe. Un attelage superbe entre un haut fonctionnaire d’envergure et un chef authentique, estimé de ses hommes. Àla fin des années cinquante, Delouvrier avait été victime d’un grave accident de voiture qui avait nécessité qu’on lui place une pièce d’acier dans la jambe, à titre provisoire. Quand il avait été nommé délégué général, en décembre 1958, il n’avait pas eu le temps de la faire enlever. Dans les jours précédant l’insurrection algéroise, Delouvrier s’était rendu à Paris pour y être opéré. Il venait tout juste de rentrer et se déplaçait en chaussons, en s’appuyant sur deux cannes.
Lors de l’affaire des « barricades », nous assistons à une scène étonnante, lorsque Delouvrier et Challe apparaissent côte à côte. On s’attendait à voir le premier éclopé et le second altier et imposant. Or, c’est l’inverse qui se produit. Delouvrier, au prix d’un grand effort, avait enfilé des chaussures et jeté ses cannes, et il marchait, le regard net, droit comme un I. De son côté, Challe, en grand uniforme de général de l’armée de l’air, bardé de décorations chèrement gagnées, avançait, chaussé d’énormes pantoufles : une maladie de la plante des pieds en était la cause.
L’image du pouvoir incarné par ces deux hommes à Alger, l’un s’efforçant de sauver les apparences, l’autre ne dissimulant rien de son état, est alors d’autant plus pathétique que leur autorité respective, sur l’administration civile et sur l’armée, est tout aussi vacillante. Dans la fonction que j’occupe, il m’est facile de constater les débandades qui se multiplient au sein du Gouvernement général.
Les directeurs devaient être au nombre de quinze. Combien sont demeurés à leur poste ? Deux ou trois, tout au plus. Les autres se sont volatilisés. Dans la soirée du 24 janvier, jour de l’affrontement le plus sanglant entre forces de l’ordre et manifestants, on finit par retrouver l’un de ces hauts fonctionnaires parmi les plus éminents, caché, apeuré, chez un de ses amis. Les autres ont couru plus loin. Mon directeur, Jacques Pélissier, s’est révélé le plus ferme et le plus digne de tous, et peut-être le seul vraiment loyal. Son exemple m’a impressionné si fortement que je ferai appel, quatorze ans plus tard, à cet homme courageux pour diriger mon cabinet à Matignon.
La fermeté de Jacques Pélissier est pour moi riche d’enseignements. Elle m’éclaire sur l’attitude qui doit être celle, en toute circonstance, d’un serviteur de l’État. Si bien que je me rallie, dans les jours suivants, à l’initiative prise par Jacques Friedmann et Bernard Stasi, en réaction à la couardise manifestée au plus haut niveau de l’Administration, de faire signer une déclaration d’allégeance au général de Gaulle, qui s’est imposé dans ces circonstances comme le seul garant de l’intégrité et de la dignité de l’État. Ceci ne m’empêche pas, sur le plan personnel, de conserver de la sympathie à l’égard de mes amis restés attachés jusqu’au bout à l’espoir, devenu désormais illusoire, de préserver une Algérie française. Certains en toute bonne foi, mais piégés tant par le climat trop passionnel qui régne de tous côtés à Alger que par la stratégie souvent tortueuse, ambiguë, d’un pouvoir métropolitain impatient, à juste titre, d’extirper la France d’un bourbier devenu inextricable.
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