De retour en métropole en avril 1960, alors que le général de Gaulle, par sa poigne et son éloquence, a remporté une première victoire sur la sédition, j’entre en tant qu’auditeur à la Cour des comptes. Nostalgique des heures somme toute exaltantes que j’ai vécues en Algérie, je n’en ai pas moins acquis la conviction que la seule issue possible au drame qui s’y joue réside dans la reconnaissance du droit des Algériens à assumer leur propre destin. Tel est le sens de l’Histoire, pour eux comme pour la France.
Comment ne pas être choqué cependant, à l’heure du bilan, par le sort effroyable infligé à beaucoup de ceux qui furent nos compagnons d’armes, les harkis, humiliés, massacrés, pour avoir été indéfectiblement fidèles à notre cause ? Les souffrances, les atrocités auront été, certes, innombrables de part et d’autre. Mais celles subies par les harkis restés en Algérie après la cessation des hostilités ne sauraient être davantage oubliées. C’est un devoir de mémoire. Je me suis efforcé par la suite de toujours le respecter.
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L’APPRENTISSAGE DU POUVOIR
Songeant aux années pleines et riches que j’ai connues, je ressens la dureté des choses mortes, des solitudes que la vie amoncelle, le poids de devoir faire face seul à sa destinée. Il est plus doux d’être guidé, de recevoir l’impulsion et l’élan, de se reposer sur l’expérience, la confiance et l’amitié. J’ai eu cette chance pendant plus de dix ans, jusqu’à la disparition de Georges Pompidou. Je ne serais pas tout à fait celui que je suis devenu si la vie ne m’avait réservé la grâce d’une rencontre qui m’a enrichi et révélé à moi-même. Plus encore qu’un père spirituel, Georges Pompidou a représenté pour moi un modèle. Une référence supérieure qui n’a cessé de m’inspirer quand je me suis trouvé, à mon tour, confronté à l’exercice du pouvoir.
Rares, parmi les hommes politiques, sont ceux qui savent se dégager de leur ambition personnelle et se contraindre jusqu’à incarner l’âme et la destinée de la nation. Georges Pompidou a été de ceux-là. En travaillant à ses côtés à partir de 1962, je suis devenu, si je puis dire, le témoin direct de cette mutation essentielle qui allait faire de lui le successeur du général de Gaulle à la présidence de la République.
À l’origine, Georges Pompidou ne souhaitait pas s’engager dans la vie politique. Le poste de Premier ministre, il l’avait dans un premier temps refusé, en 1958, quand le Général le lui avait proposé. La seconde fois, il lui était apparu inconvenant de décliner cet honneur que de Gaulle lui accordait. Pour lui, cette charge s’inscrivait à l’opposé même de ses projets de carrière dans lesquels la part consacrée à la vie familiale devait rester primordiale. Elle l’éloignait aussi de cette liberté, un peu anarchisante, qu’il aimait à préserver, tout en sachant s’en protéger par un solide bon sens chez lui inaliénable.
Quand il a accepté d’entrer à Matignon, en 1962, succédant à Michel Debré, Georges Pompidou avait pesé tout cela. En réalité, il avait déjà prouvé ses qualités d’homme d’État. Mais, à l’époque, seul le Général en avait pris conscience, qui l’avait jugé comme tel lors des négociations secrètes avec le FLN dont il l’avait chargé. Le Général le regardait agir. Il l’observait. Il le « choisissait » lentement. Les propriétaires de ganaderias font de même, durant les journées de pacage, pour sélectionner les toros bravos . Mais ce n’était pas encore l’épreuve de l’arène. Pour Georges Pompidou, celle-ci est venue lors de la grève des mineurs, en 1963.
Cette grève l’a surpris peu après sa nomination à la tête du gouvernement. Deux ans plus tard, mieux préparé, l’expérience aidant, sans doute l’eût-elle moins ébranlé. Ce fut pour lui comme un rite de passage. Le début du sacrifice permanent qu’il s’est imposé pour accéder un jour à la magistrature suprême. Il en a payé le prix par les coups qu’il a reçus et dont quelques-uns l’ont profondément meurtri. Je pense aux décisions graves qu’il a été amené à prendre — l’exercice du droit de grâce étant de toutes la plus cruelle — et à certaines ingratitudes, contraires à son tempérament, dont il lui a fallu faire preuve dans l’intérêt de l’État. Ce prix, Georges Pompidou l’a aussi payé quand on s’est attaqué, de la façon la plus ignoble, à l’être qu’il aimait plus que tout autre. Et en voyant se dénaturer alors, au creuset des nécessités politiques, l’amitié, l’affection, la dévotion qu’il avait toujours manifestées à l’égard du général de Gaulle. À la fin du parcours commun, ni l’un ni l’autre n’étaient tout à fait les mêmes qu’à l’origine, et leurs rapports s’en sont ressentis. À un moment donné, le pouvoir exige de tout homme d’État qu’il sache, comme le disait Richelieu à Louis XIII, renoncer aux « sentiments des particuliers » et se mutiler, s’amputer d’une part de soi-même.
Georges Pompidou a compté pour moi, sur le plan personnel et celui de ma formation politique, plus que le Général parce que je l’ai mieux connu. L’homme était exceptionnellement cultivé, d’une intégrité morale et d’une exigence intellectuelle hors du commun. À mes yeux, il symbolisait la France aussi bien que de Gaulle, l’idée qu’ils s’en faisaient l’un et l’autre n’ayant d’ailleurs rien, selon moi, d’incompatible. Celle de Georges Pompidou était sans doute plus concrète, plus immédiate, plus charnelle, tout imprégnée de valeurs paysannes, à la fois profondément ancrée dans la tradition et foncièrement ouverte à la modernité sous toutes ses formes.
Fils de cette belle terre d’Auvergne, Georges Pompidou connaissait admirablement les Français. Avec leurs forces et leurs faiblesses. Leurs habitudes et leurs contradictions. Leur goût de la division et leurs élans sublimes. L’homme de lettres, familier des classiques, amoureux de poésie, qui connaît par cœur et récite pour lui-même des vers de Villon, de Baudelaire, d’Apollinaire, va faire de la transformation économique, industrielle, urbaine et sociale de la France son sujet, sa cause, sa grande aventure. Mais cet être généreux, attentif aux siens comme aux autres, toujours enclin à partager ses curiosités, ses découvertes et ses émerveillements, aura aussi à cœur de réconcilier l’Art et la Cité. Il pressent, tout comme Malraux, que notre société, trop individualisée, société froide des techniques triomphantes, aura besoin tôt ou tard de retrouver cette connaissance des âmes que seuls peuvent offrir l’art et la culture. Il comprend que la recherche du seul bien-être matériel ne saurait tenir lieu de projet politique. Rappelons-nous ce qu’il écrit dans son livre, Le Nœud gordien : « Le confort de vie généralisé comporte en lui-même une sorte de désespérance, en tout cas d’insatisfaction. Là est, sans doute, la vraie partie que joue le monde moderne. » On ne saurait être plus visionnaire.
S’il est un aspect de la personnalité de Georges Pompidou et de ses qualités d’homme d’État qui me touche plus encore que tout autre, c’est précisément le regard d’humaniste qu’il portait sur le monde. Un regard soucieux d’appréhender la diversité des cultures, curieux de l’entrecroisement croissant, du métissage inévitable et salutaire des sociétés contemporaines. Ce Français de pure souche, natif de Montboudif, fils d’instituteurs de la III eRépublique, aura su préparer notre pays aux défis de la mondialisation et à ceux de la difficile mais nécessaire construction européenne. À qui lui reprochait de trop se consacrer à l’action diplomatique, Georges Pompidou faisait remarquer, avec une assurance toujours empreinte de clairvoyance, que les difficultés intérieures trouvaient de plus en plus souvent leurs solutions à l’échelon international, que l’on ne pouvait plus imaginer de paix sans sécurité collective, ni de progrès économique et social en dehors de l’Europe, même si la France devait rester maîtresse de son destin et confiante dans la richesse et l’étendue de ses propres ressources.
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